•  Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédictions qui se présente à elle ce jour là?

        

    L'héritage de l'Azur ©

     

    La pointe du destin se profilait dans le ciel du soir comme une dent brisée, couchée et prête à basculer dans le vide. Pourtant la plate-forme rocheuse était encore bien ancrée dans la montagne pour les siècles à venir même si sa surface vibrait au son des tambours. Frappant les peaux tendues sur leur cercle de bois creux, les mailloches accompagnaient les pas du cortège qui s’avançait sur le rocher des rituels.

    Le cœur battant à chaque percussion brève et sèche, Naïta avançait. Elle progressait doucement, suivant le mouvement lent et solennel de la procession. Des hommes armés et des femmes officiant comme prêtresses au temple, l'accompagnaient en colonne de torches enflammées jusqu'à la pointe de la plate-forme. Leurs ombres retombaient ondulantes sur la roche mouillée et brillante. Les poignets de la fillette étaient ligotés devant elle et elle se tenait droite, fière, presque impassible, le regard lointain. Ses yeux étaient rougis mais secs. Tant de larmes en étaient sorties, qu’elle pensait les avoir écoulées jusqu'à la dernière dans un flot de colère asséchant jusqu'à son cœur, la douceur désertant son visage. Elle allait mourir... 

    Sa vue se perdait dans l'immensité béante et impénétrable de la nuit qui reprenait ses droits au-delà de la pointe rocheuse et des flambeaux. Plus loin c'était le vide, le gouffre sombre, le noir absolu qui dévorait tout et où elle avait soudain envie de se jeter. La gueule de l'Azur s'était refermée sur le jour, emportant le monde dans l'ombre de ses entrailles. On ne distinguait rien, que les reflets des flammes se perdant sur les cimes des sapins. Un petit crachin de bruine glacée commençait à s'abattre sur l'assemblée réunie en contrebas du rocher, faisant grésiller les torches, luire les épaules cuirassées des hommes d'armes, s'insinuant froide et humide jusque dans les membres transis des plus jeunes. La procession s'était arrêtée. Naïta fut placée au centre de quatre Cóngs par un des hommes de son père, qu'elle connaissait bien. Elle chercha ses yeux, tentant de capter son regard fuyant. Elle voulait encore comprendre malgré sa résignation. Elle cherchait encore des réponses à ses questions perpétuelles qui la hantaient depuis deux jours. Comment pouvaient-ils faire cela ? Cet homme, ces gens qui l’avaient vu grandir, qui avaient joué avec elle, qui l’avaient accompagnée tout au long de son enfance, qui l’avaient toujours aimée et respectée. Pourquoi, sachant ce qui allait se produire, agissaient-ils ainsi ? Aucun d’entre eux ne lui viendrait-il en aide ? Aucun d’entre eux ne trouverait-il le courage de s’opposer à la volonté démente de son père ? Même le Chaman semblait s’y être plié ! S’ils avaient tous été de parfaits inconnus, les choses auraient été différentes. Mais en cet instant, Naïta les détestait tous, de toutes ses forces et cette rage était sans doute la seule chose qui la maintenait encore debout.

    Cet homme qui évitait le regard accusateur et insistant de la fillette... D’autres comme lui avaient certainement conscience de faire quelque chose de mal. Ce rituel était un sacrifice. Chose que l’on ne pratiquait plus depuis des dizaines d’années et encore moins avec des êtres humains. Les dernières offrandes au ciel avaient été de jeunes agneaux égorgés au soir du solstice d’hiver sur la pierre du temple. Personne ne s’était donné la peine de gravir la montagne jusqu’ici.

    Mais aujourd’hui tout était différent. Ils avaient peur, ils avaient tous peur. Toräl compris. Il n’y avait qu’à les regarder, tous réfugiés sous l’abri des arbres, prêts à se sauver, s’éparpillant dans la forêt comme un troupeau affolé en cas d’attaque. La fillette réprima un sourire. Ils étaient tous si pitoyables.

    Daïa n’était pas présente. Bien entendu ! Sa mère s’était enfermée dans le temple - à moins d’y avoir été contrainte - lorsqu’elle avait appris ce qu’on allait faire de sa fille. Sans doutes avait-elle supplié son époux. Sans doute s’était-elle traînée à ses pieds, pleurant, hurlant, pour qu’il épargne la chaire de sa chaire. Sûrement. Mais cela n’avait servi à rien et en ce moment son unique prière s’élevait du temple vers les cieux pour implorer encore. À quoi bon ! Naïta eu un soupir désabusé. Voir sa fille mourir. Quelle mère aurait pu supporter un tel spectacle ? Car c’était bel et bien un spectacle. En songeant avec quelle simplicité elle avait fait venir l’Arcane pour la première fois à cette même place, la fillette ne pu que se moquer de cette mise en scène grotesque. Alors que les hommes d’armes l’avaient laissée seule, elle promena son regard autour d’elle. Les Cóngs avaient été placés dans leurs traces et le calme s’était fait autour de la pointe du rocher. Que pouvait-il se passer à présent ?

    Au bout d’un long silence, tout juste troublé par le clapotis de la pluie, Naïta laissa échapper un rire irrépressible face au constat qu’elle venait de faire. Prise d’une rage soudaine, elle se tourna vers l’assemblée et les toisa.

    « Eh bien ?... Que regardez vous ?... qu’attendez vous ?! »

    Personne ne répondit. La plupart avaient baissé les yeux. D’autres la regardaient toujours comme si elle n’avait pas parlé ce qui ne fit qu’amplifier sa colère.

    La brume remontait de la gorge vers les sommets et envahissait doucement les lieux, transformant les flambeaux en pâles lueurs, des brûlots timides entourant le rocher. Le brouillard faisait partie de la vie de la cité, mais parfois il prenait une épaisseur, une ampleur, une vie propre qui devenait inquiétante. C’était le cas ce soir. C’était un monde qui n’appartenait ni au royaume des vivants, ni à celui des morts. Opaque, palpable et pourtant insaisissable, infranchissable et glacial, il était à lui seul le domaine des Dieux. Aucun mortel ne s’y sentait en sécurité car depuis toujours il était considéré comme le souffle de l’Azur.

    Ce voile qui envahissait tout encouragea Naïta dans ses sarcasmes. Elle se sentait moins seule tout à coup.

    « Vous semblez tous avoir oublié une chose, bande de trouillards imbéciles !... Je suis la seule à pouvoir appeler l’Azur. Alors ?... Que croyez vous ? Que je vais appeler ma propre mort ? »

    Le Chaman avait détourné son regard pour croiser celui de Toräl. Celui-ci hocha la tête comme pour approuver à la question muette du maître des prières. Ce dernier sortit du rang des prêtresses et vint échanger quelques mots à voix basse avec le chef des Changü qui acquiesçât nerveusement en disant ce que Naïta perçut car son père ne savait pas chuchoter.

    « Fais ce qui doit être fait ! »

    Le maître des prières se détourna et gravi la roche qui le séparait de la fillette, appuyé sur son bâton. Il s’avança vers elle. Naïta le regard suppliant, s’adressa à lui presque en chuchotant.

    « Mon maître, je vous en prie… Vous êtes le seul à pouvoir les convaincre et persuader mon père d’arrêter cette folie…  »

    Le vieil homme plongea son regard vif et bleu dans celui de la fillette mais il ne semblait pas l’écouter, comme pris par la transe. Il prit la main gauche de l’enfant sans méfiance et y plongea un petit poignard sorti de sa robe de bure. Naïta hurla sous la morsure du tranchant, la lame entailla profondément la paume sur toute sa largeur, brûlant la chair sur son passage. Lorsque enfin il lâcha sa main, la clameur de l’enfant s’évanouissait en écho plaintif dans l’air du soir, chargé de fumées à l’odeur âcre s’échappant des feux sacrificiels. La fillette avait arraché sa main mutilée à l’étreinte du chaman pour la recroqueviller contre sa poitrine. Elle serrait son poing en gémissant. Elle aurait cru y tenir son cœur arraché, les yeux hagards, rivés sur le sang chaud qui s’écoulait abondamment entre ses doits repliés, impuissants à le retenir. Elle était devenue livide et une puissante nausée s’empara d’elle. Elle lança au vieillard un regard empli d’incompréhension. Sa vision se brouillait soudain derrière le flot de ses pleurs et elle senti le vertige, qui jusqu’ici lui était inconnu, prendre possession de son corps. Les larmes ruisselaient sur ses joues brûlantes. Elle ne pouvait s’empêcher de sangloter comme une enfant, comme la fillette qu’elle était. Ses jambes se dérobèrent sous elle et elle tomba à genoux. Les lèvres entrouvertes et la gorge étranglée, elle était incapable de parler. Incapable de demander au Chaman pourquoi. Pourquoi lui aussi la trahissait après avoir fait semblant de la soutenir. Pourtant un sourire étira la barbe du vieillard. Un sourire doux qui n’avait rien de cruel. Naïta surprise, scruta les yeux de son maître. Son regard était maintenant doux, affectueux comme elle l’avait toujours connu dans ces moments de complicités où le vieil homme lui offrait sa compassion. Pourquoi cette attitude si confiante dans un moment pareil ? La douleur palpitant dans sa main et tout son être, Naïta comprenait pourtant qu’il se passait quelque chose. Le chaman tentait-il de lui faire entrevoir que ce qui allait se passer n’était pas fatidique ? Il revint vers elle après quelques incantations murmurées au vent, passant entre les flambeaux qui entouraient le totem. Il colla presque son visage à celui de la fillette et dit dans un souffle :

    « Ton sang… »

    Il saisi et ouvrit la main meurtrie de Naïta qui gémit à nouveau étouffant un sanglot.

    « Ton sang pour le sien. Touches l’Arcane, mêles ta vie à la sienne et tu vivras mon enfant. Courage ! »

    Sur ces mots il glissa le poignard dans la main valide de la fillette et s’écarta d’elle en déclamant, les bras levés vers le ciel :

    « Que l’Azur ai pitié de toi, Naïta ! »

    Baissant les mains il jeta un dernier regard à l'enfant. Un regard soudain triste, le front plissé d’inquiétude.

    « Adieu petite. »

    Puis il s’éloigna pour rejoindre les autres et disparaître dans la sombre épaisseur du bois, la laissant seule en apparence mais épiée de tous.

    « Tous des lâches ! » pensa-t-elle. Y compris lui. Le maître des prières semblait avoir tenté de la rassurer de manière bien étrange et brutale. Que voulait dire ses dernières paroles ? Comment pouvait-il croire une seconde qu’elle avait une chance de survivre ? Pourtant, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, cet espoir, si infime soit-il, elle le ressentait malgré tout. Une sorte d’instinct de survie certainement. Un sentiment qui tient l’être si fort, qu’il est capable de nous faire croire la mort impossible jusqu’au dernier instant, avant son baiser funeste. Seulement le désarroi que Naïta avait pu lire dans les yeux du chaman ne faisait que renforcer sa propre angoisse. Elle allait mourir et rien ni personne ne la sauverait plus désormais. Elle devait attendre à présent. Attendre sa fin avec dignité et oublier la peur. C’était cela le plus dur. Mais elle savait que tous l’observaient dans l’ombre de la forêt. Cachés comme des lapins craintifs dans leur terriers. Elle n’allait pas leur donner le plaisir de la contempler transie de peur. Après tout c’est elle, ici, qui prouvait maintenant qu’elle avait plus de courage que tous ces poltrons réunis. Mue par ce sentiment de colère qui montait en elle comme une seconde force, un deuxième souffle de vie, elle se releva et affronta l’horizon invisible, la tête haute, le front droit encore tremblant, sa main meurtrie souillant ses vêtements, mais le visage fier sur lequel ses dernières larmes finissaient de sécher au vent.

     ... à suivre.

    L'héritage de l'Azur : Chapitre XIII

     

     

     

    Poignard du Chaman. 

     

     


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    Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédictions qui se présente à elle ce jour là?

        

    L'héritage de l'Azur ©

      

    Le brouillard irréel s’épaississait toujours plus sur la pointe du Destin et Naïta laissait divaguer son esprit déjà absent. La douleur de sa blessure à la main était si forte et cuisante qu'elle la plongeait dans une sorte de transe entre évanouissement et hurlement intérieur. Le silence s'était installé de nouveau, pesant et insupportable aux frêles épaules de la fillette. Elle fixait la nuit devant elle appelant soudain la mort de toutes ses forces. Sur une pensée pour sa mère les larmes lui vinrent baignant ses yeux d'une douceur apaisante sous le souffle léger de la brume. La rage montait en elle, déformant ses traits, fronçant ses sourcils, tordant sa bouche en un rictus écoeuré, les lèvres tremblantes humectées de pleurs. Elle sentait toujours les regards fixés sur elle et leur attente autant que la sienne lui devenait insoutenable.

    Elle hésitait entre courir pour sauter dans l'abîme noir ou se donner la mort devant tous avec le poignard que le chaman lui avait laissé. Sans doute était-ce même dans ce but que le maître des prières avait glissé l'arme dans sa main valide. Mais assurément disparaître dans l'ombre la séduisait plus en cet instant. Déterminée, elle glissa le poignard dans sa ceinture et fit un pas en avant mais la pointe de son pied buta contre un obstacle invisible. Elle posa son regard au sol. Il n'y avait rien. Pourtant Naïta sentait tout son corps résister subitement à sa volonté de bouger et encore plus à celle de se jeter dans le vide. Surprise et contrariée elle se tourna sans comprendre vers les autres et le chaman devant eux. Il la regardait fixement et elle pouvait l’entendre murmurer, tenant son bras légèrement levé sous la large manche de sa tunique.

    Le sang de l'enfant ne fit qu'un tour. Comprenant qu'en plus de l'avoir mutilée il ne lui laissait pas le choix. Elle était prisonnière des pierres de prières. Elle ne pouvait pas sortir. Disposées en carré autour d'elle, les Cóngs suffisaient à la clouer sur place sans avoir besoin d'ouvrir une porte du ciel. La litanie que le chaman marmonnait tout bas accentuait le pouvoir tellurique des pierres sur la parcelle qu'elles enserraient. Sur cet emplacement précis l'attraction se trouvait décuplée autant qu'elle pouvait être annulée lorsqu'une porte s'ouvrait. Impossible de sortir ! Naïta entra dans une fureur incontrôlable et fit face à tous ceux qui osaient encore soutenir son regard empli de démence.

    « Je ne l'appellerais pas ! » cracha-t-elle. « Faites le vous même si vous le pouvez bande de lâches ! Je vous déteste tous, m'entendez vous ? Je vous hais et vous maudis ! Je ne suis pas des vôtres, aujourd'hui je le sais, je ne l'ai jamais été ! »

    Ces grands yeux bleus fulminaient. Sur ces paroles prophétiques elle saisit, de sa main ensanglantée, son chignon de jais et brandis le poignard au-dessus de sa tête. D'un coup sec et sans accrocs la lame fine et aiguisée tranchât la chevelure d'ébène. Naïta rejeta à terre sa coiffe traditionnelle et son peigne de jade comme des trophées brisés et perdus. Les longs cheveux s'éparpillèrent sur la roche en corolle noire et vermeille. L'assistance, décomposée par ce geste, se taisait. Le chaman restait fixé sur Naïta. Ses cheveux courts désormais, retombaient en mèches folles et désordonnées autour de son visage, collées ça et là par le sang poisseux. La fillette siffla entre ses dents, défiant le chaman.

    « Je ne l'appellerai pas ! »

    Le chaman n'avait pas d’autre choix à présent. Il entonnât la note vibratoire qui ouvrit la porte du ciel. Les Cóngs se mirent aussitôt à vibrer d'une lueur bleutée puis enserrèrent l'enfant entre quatre murs de lumière. Naïta comprenait mieux à présent pourquoi le maître des prières avait entaillé sa main. Personne ne pouvait ouvrir une porte du ciel à sa guise sans s'y trouver lui même. Seul le chaman pouvait prétendre à ce pouvoir à condition de placer au centre des Cóngs une personne blessée, meurtrie ou souffrante. La porte du ciel s'ouvrait alors sous ses incantations afin de soigner le mal du faible. Ainsi il pouvait appeler lui même l'Azur à travers elle en profitant de la blessure qu'il lui avait infligée. Quel pitoyable artifice!

    Naïta bouillonnait. Elle semblait possédée. Ce subterfuge auquel ils avaient recours suffirait-il pour faire venir l'Azur jusqu'à elle ? Peu lui importait à présent. Se barbouillant le visage du sang qui s'écoulait encore de sa plaie béante elle entonna sa malédiction.

    « Par le sang que vous avez fait couler, je vous condamne. Par le cri de l'innocence, j'en appelle à l'Arcane. Par le sacrifice de mon âme, je vous maudis. Que vos vies ne soient plus désormais que souffrance et peur, que la cité des nuages tombe aux mains de l'ombre, que vos jours soient sans saveur, que vos nuits soient sans repos. A jamais entre colère des eaux et des cieux, vous vivrez. »

    En proférant ces paroles pour les condamner tous, Naïta sentait une puissance nouvelle et étrangère la grandir. Elle voyait les visages des habitants de la cité se métamorphoser devant elle. Ils prenaient tous peur en entendant ces mots et un même mouvement de recul les pris soudain. Même le chaman se retira de quelques pas, baissant le bras et laissant s'évanouir les vibrations de sa gorge dans l'air de la nuit troublé par les torches. La porte du ciel se refermât, rendant sa liberté à Naïta.

    Un long frisson parcourut l'échine de la fillette. Elle se retournât lentement, comprenant que ses invectives n'étaient pas seules responsables de la terreur qu'elle lisait dans les yeux de ceux qui l'avaient mise là.

    Devant elle, il n'y avait rien que l'obscurité impénétrable et insondable. Pourtant elle sentait une chaleur, un souffle tiède qui réchauffait son visage, faisant sécher le sang qu'elle y avait déposé. Puis elle compris lorsqu'elle leva la tête. Au-dessus d'elle, des voiles de vapeur avaient pris forme, s'arrachant au brouillard ambiant et dansant dans le ciel sans vent tout en dessinant des figures étranges. Ces même volutes de nuages qui étaient venu jusqu'à elle dans le cachot.

    Naïta se mit à trembler, le souffle chaud se rapprochait et un grondement se fit entendre. Tout droit sortie des ténèbres, la dominant de toute sa hauteur, la tête colossale de l'Azur s’arrachât alors à l'obscurité. Il semblait naître de la nuit, vêtu d'elle. Petit à petit, l'ombre lui donnait vie. Il était là ! Juste derrière la fillette. Depuis combien de temps ? En contrebas les habitants de la cité avaient vu ses grand yeux s'ouvrirent derrière la brume et se mettre à briller dans la pénombre avant qu'il n'avance dans la lumière des torches qui entouraient Naïta et leur révèle sa présence par sa terrible gueule d'où émanaient les lambeaux de brume.

    La fillette chancela et failli tomber à la renverse mais elle tentât de garder le peu de contenance qui lui restait et fit face à l'Arcane. Mais son corps tremblait de tout ses membres alors que le monstre majestueux et effrayant approchait son museau anguleux à moins d'une toise de son visage couvert de sang séché.

    Dans un élégant mouvement d'arabesques blanches la bête tourna la tête de côté comme un oiseau curieux et pointa son œil d'éther sur Naïta. La fillette ne pu s'empêcher de reculer manquant de glisser de la roche. Cette fois elle ne pouvait pas se réfugier sous la pierre pour échapper à la créature divine.

    Mais déjà l'Azur se redressait de toute sa grandeur et l'enfant vit briller sa gorge d'un éclat pourpre et luisant. C'était du sang qui recouvrait les écailles de son cou. Ainsi il avait bel et bien été blessé par Toräl et ses hommes sur la pierre du temple lorsqu'elle avait failli le toucher. Naïta fut soudain tirée de ce souvenir par un cri.

    « Toräl non ! »

    La fillette fit volte face vers les habitants de la cité, voyant le chaman se précipiter sur le chef des Changü et ses soldats qui avaient déjà au creux du bras des Pàonà chargés et prêts à tirer. Le chaman tenait l'épaule du père de la fillette d'une poigne de fer.

    « Es-tu fou ?! La dernière tentative ne t'as-t-elle pas suffit ? Baisse cette arme, tout de suite ! »

    Tous deux se figèrent en entendant le grognement de l'Azur qui, dressé tel un rapace sur ses pattes arrières avança l'une d'elle sur Naïta. La fillette s'était retournée vers lui et il semblait prêt à se saisir de l'enfant dans ses effrayantes serres. Toräl était prêt à faire feu et leva son arme vers la bête. Alors que l'une des griffes acérées du monstre s’approchait dangereusement de Naïta, son père s’avança, l'arme au poing.

    Percevant ce mouvement qu'il avait semblé vouloir ignorer les premières secondes, l'Azur recula sa patte et pencha son cou au-dessus de la fillette ouvrant sa gueule et grondant à la face de Toräl comme un avertissement.

    « Toräl ! Recule, par les cieux ! » cria le chaman.

    Mais comme le chef de la cité ne bougeait pas, appuyé par ses hommes, l'Azur déploya ses ailes magnifiques de part et d'autre du rocher, allongeant un peu plus son corps fascinant vers Naïta comme un félin se couche sur sa proie pour empêcher qu'on la lui vole. Un vent aiguisé s'était levé d'un coup, tout droit venu de cet abri que le monstre étendait autour de lui. L'animal d'un autre âge prit une profonde inspiration et ouvrit grand sa gueule sombre pour les gratifier d'un puissant hurlement qui plongea sur eux à travers une terrible bourrasque. Face à cette tempête irréelle, les Changü s'enfuirent à toutes jambes à travers les grands sapins dont les branches virevoltaient comme des brindilles sous la rafale que l'Azur crachait.

    Toräl s'était couché et rampait sous l'abri de la pointe du Destin suivi par le chaman, s’agrippant aux racines et à la roche de toutes leurs forces. Tandis qu'il tentait de se redresser et d'enflammer la mèche de son arme le maître des prières le toisa, hurlant pour se faire entendre dans la tornade de brume qui les cernait.

    « Arrêtes tout de suite cette folie. Tu ne peux rien contre l'Arcane ! »

    Mais Toräl ne l'écoutait pas. Il lui jeta un regard mauvais, ses cheveux noirs secoués par la tempête finissaient de lui donner l'allure d'un dément. Il se contenta d'armer son Pàonà enroulant la longue mèche autour de son avant bras, attachant le bout au chien de métal du canon. Puis il se risqua à jeter un œil vers la pointe du rocher et dit.

    « Ce n'est pas l'Arcane, ce n'est pas un Dieu. J'en veux pour preuve le sang de la blessure que je lui ai infligé qui coule encore sur sa gorge. » dit-il avec un sourire haineux. « Ce n'est qu'un monstre des sommets que je peux tuer. Et si tu dis vrai l'Azur n'est pas immortel ! »

    Pendant une seconde le chaman ne pu s'empêcher de penser que, décidément Toräl avait aussi mal retenu les enseignements que sa fille, mais il se repris alors que le vent se calmait.

    « Arrêtes Toräl ! Ce n'est pas ainsi que tu sauveras ta fille ! »

    «Ce n'est pas ma fille !... » hurla-t-il fulminant. « Ecartes toi vieil homme!»

    Le chaman resta interdit l'espace d'un instant, puis se jeta de nouveau sur son bras.

    « Si tu ne cherche pas à sauver Naïta alors cela suffit. Laisse l'Azur l'emporter. Il faut le laisser repartir avec l'enfant. C'est ainsi que cela doit être. »

    Mais Toräl se dégagea brutalement.

    « Laisses moi ! Je n'ai que faire de tes conseils de sorcier. »

    Mais alors qu'il relevait son arme vers l'Azur, il vit Naïta. La fillette avait rampé jusqu'au bord du promontoire rocheux, à l'abri des ailes de la bête. Leurs regards se rencontrèrent et tous deux se figèrent dans leur élan. Naïta baissa les yeux sur le canon que tenait Toräl, la mèche rougeoyante prête à enflammer la poudre. Elle n’arrivait toujours pas à y croire. Qui était cet homme ? Un chef de tribu qui protège ? Un époux qui rassure ? Un père qui aime ? Naïta ne le connaissait pas. Alors l'oeil aussi mauvais que celui de son père, la fillette serra les mâchoires et se releva, les poings fermés de rage. Elle se redressa dominant les deux hommes du haut du rocher, brandissant, de sa main valide, le poignard qui lui avait ouvert l'autre. Elle fixait son père le défiant de tirer s'il en avait encore le courage. Le chaman guettant les réactions de chacun ne pu s'empêcher d'entrevoir ce que la prophétie des pierres divinatoires lui avaient annoncé. Il failli tomber à genou en voyant Naïta debout, les cheveux courts dansant dans le vent, le visage fier,telle une guerrière d'un autre temps, alors que, derrière elle, le museau d'écailles et l'oeil de glace se fondaient dans les derniers reflets des torchères, semblant dire:

    « Ne craint rien fleur de brume. Tu as un allié dorénavant ! »

    Mais il vit aussi les larmes couler sur les joues rougies de sang de Naïta. Les lèvres entrouvertes, elle respirait difficilement. Comment tenait-elle encore debout après ce qu'il venait de lui faire subir ? Le maître des prières s'entendit prononcer un mot sans presque ouvrir les lèvres.

    « Naïta... »

    Le nom s'évanouit aussitôt dans un nouveau grondement de l'Azur. Alors Toräl repris contenance et visa mais d'un geste vif, le chaman saisi le morceau de mèche pendant entre son bras et l'arme. Le canon échappa au chef de la cité. Le coup parti mais le projectile de plomb dévia sur le rocher, s'y écrasant dans une gerbe de feu qui atteignit Naïta et cloua les deux hommes au sol. La fillette trébucha en s'écartant des flammes. L'Azur hurla de nouveau, battant des ailes, déplaçant autour de lui l'air de la nuit froide, déchaînant les quatre vents sur la pointe du Destin. Toräl était tombé inconscient près des arbres tandis que le chaman restait plaqué au sol sous la tempête. Il tenta de voir autour de lui. Plus personne. Tous avaient fui sans se soucier de leur chef et de ce qu'il adviendrait de Naïta. Comment avaient-ils pu en arriver là ? Il releva la tête vers la pointe rocheuse alors que le vent se changeait en brise. L'Azur repliait ses ailes et se penchait sur l'enfant. Le chaman se releva pour mieux voir, il ne distinguait pas Naïta sur le haut du promontoire. Alors qu'il reculait de quelques pas, la bête releva la tête vers lui, sans un bruit cette fois. Le vieil homme se figea. L'oeil du monstre rétrécit entre ses paupières puis il ouvrit la gueule et saisi Naïta entre ses crocs. Le chaman se retint d'avancer vers eux. La petite avait perdu connaissance. Son corps inerte pendait comme une minuscule poupée de chiffon entre les dents de l'Azur.

    Alors dans un nouveau tourbillon de brume et de rafale, le dieu du ciel disparut dans la nuit étoilée. En quelques instants, le souffle de son vol fut loin et le maître des prières s'appuya sur son bâton pour ne pas s'effondrer. Il fixa longtemps l'horizon absent dans l'abîme sombre et le silence de nouveau présent et pourtant si invraisemblable. Il avait beau avoir vu et oeuvrer pour l'issue de ce rituel, il avait malgré tout du mal à croire ce qu'il venait de voir. Reprenant ses esprits il observa autour de lui. D'un pas lent il s’approcha du corps inanimé de Toräl et posa sa main sur son poignet... Il vivait toujours. Le vieil homme en fut soulagé même s'il se surprenait à avoir souhaiter le contraire. Il le laissa pourtant ainsi étendu et se dirigea sur le promontoire ou ne brûlait plus qu'une torche, qui avait miraculeusement résisté aux déchaînements de l'Azur. Son bâton résonnait sur la roche. Il atteignit le carré des Cóngs qui étaient couchés, sortis de leurs traces. Le chaman poussa un soupir en repensant à la rage qu'il avait lu dans les yeux de Naïta lorsqu'il l'y avait enfermée. Son cœur se serra malgré lui en songeant à la haine et toute l'incompréhension qu'il avait dû lui inspirer à ce moment là. Il se pencha pour ramasser l'un des blocs de jade ciselé lorsqu'une lueur attira son œil. Dans l'ombre d'une des pierres de prières brillait quelque chose d'un reflet rougeâtre. Son sang se figea et le cœur au bord des lèvres il se précipita sur l'objet. Sa main le saisi et il n'eut nul besoin de le porter à la lumière de la torche pour savoir de quoi il s’agissait. Dans la pénombre il avait reconnu le pendentif de Cinabre de Naïta.

    Le vieil homme s'agenouilla sur la pointe du Destin tenant le précieux bijou des Anciens dans ses mains jointes. Il posa son regard vers l'aube timide qui rosissait à peine la ligne des dents de l'Azur à l'horizon. Une larme discrète coula le long de la joue émaciée du maître des prières et dans un chuchotement, presque un secret il laissa échapper de ses lèvres.

    « Pardonnes moi mon enfant... »

     

    à suivre...

    L'héritage de l'Azur : Chapitre XIV

     

     

    La tête colossale de l'Azur s’arrachât alors à l'obscurité. 

     

     


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