• L'héritage de l'Azur : Chapitre IV

    Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédiction qui se présente à elle ce jour là?

      

    L'héritage de l'Azur ©

     

    Naïta observait les premières lueurs du jour derrière les crêtes qu’on avait appelé « Les Dents d’Azur ».

    C’était, d’après le chaman, une créature ancienne qui vivait parmi les nuages. Un être différent des hommes mais gardien d’une immense sagesse. Ses connaissances allaient jusqu’aux origines du monde et il était éternel.

    Mais Toräl, le père de Naïta, n’était pas de cet avis. Il affirmait qu’Azur était certes la manifestation vivante de l’Arcane, vénéré de tous, mais une entité opposée au dieu de la cité. Un être maléfique et nuisible, que les hommes avaient tué depuis plusieurs siècles. Pourtant parfois, certains habitants de la cité avaient cru l’entendre revenir, et ils avaient écouté son souffle glisser entre les pics montagneux. Le battement de son cœur aller contre le vent. Ils l’avaient toujours entendu certes, mais ils ne l’avaient jamais vraiment vu.

    Pour le chaman, ces passages étaient de bon augure.

    Pour Toräl, ces présages n’apportaient que malheur au contraire.

    C’était une menace, un mal à combattre. Les deux hommes s’étaient souvent disputés sur le sujet et même si Naïta les avait entendu parfois, son jeune âge ne lui avait pas permis de tout comprendre. Ce qu’elle avait saisi en revanche c’est qu’Azur n’avait pas reparu depuis que la fillette avait eu deux ans. Aussi, l’enfant, forte de ses dix années, avait fini par se dire qu’il s’agissait d’une légende. Une histoire de plus pour obliger les enfants à être obéissants.

    « Sois sage, et ne t’aventure plus dans les montagnes sinon l’Arcane t’emportera ! » lui disait sa mère.

    « Pff ! »

    Naïta leva les yeux au ciel à cette pensée. Une ruse pour rendre les plus petits dociles, voilà tout ! Mais à force de l’entendre et de ne jamais rien voir venir, la fillette avait vite compris la supercherie. L’Arcane était plutôt un mythe. Pour les Changü il était un guide spirituel, un dieu aux traits indécis.

    Un sourire se dessina sur ses lèvres. Elle se remémorait tout ce qu’elle avait fait endurer à sa pauvre mère, du jour où elle avait su qu’aucune punition divine ne tomberait du ciel, ainsi qu’on tentait de lui faire croire. Ce qui rendait son père fou de rage rendait sa mère morte d’inquiétude. La fillette était sa seule enfant. A sa naissance, Naïta avait déchiré le ventre de sa mère. Elle n’avait pas pu naître de manière naturelle au moment de la délivrance. Ce fût le chaman lui même qui les sauva toutes les deux ce jour là, bousculant les habitudes pour lesquelles l’enfantement devait rester une affaire de femmes. Il avait ouvert le ventre, sorti le bébé et recousu la plaie à l’aide de fils de soie. Seul témoin de cette épreuve, la large cicatrice que la fillette avait surpris certains soirs à la lueur d’une chandelle, à l’heure du coucher. La marque d’une douleur passée et présente, car depuis il n’était plus possible pour la mère de Naïta d’enfanter de nouveau.

    Mais même si la fille du chef était le seul trésor de sa mère, cela ne l’avait pas empêchée de s’aventurer toujours plus loin. Elle adorait grimper aux arbres jusqu’à leur cime et y accrocher des rubans ou des drapeaux de prières, trophées de ses exploits toujours plus grands. De là-haut le vent emporterait mieux ses pensées et ses rêves à travers les sommets.

    De temps à autre, Yâo, son ami de toujours l’accompagnait. Il avait le même âge qu’elle, mais celle-ci avait souvent du mal à supporter ce poltron qui tremblait à peine sorti de la cité. Il passait son temps à se plaindre, à exprimer ses craintes d’être puni et, dans ces moments là, Naïta ne le trouvait pas amusant. Il lui gâchait son plaisir. Même si elle l’aimait bien, elle préférait qu’il reste à la cité pour faire le gué et couvrir son absence en cas de besoin. Mais il insistait souvent pour la suivre.

    En tous cas, ce matin, Yâo, devait encore être au fond de son lit, bien au chaud. Naïta ne lui avait rien dit de ses intentions. C’était inutile car cela ne regardait qu’elle. Il en était tout autrement pour le chaman.

    Après la leçon et les offrandes rituelles de la veille au temple, le vieil homme avait interpellé Naïta avant qu’elle ne sorte pour rejoindre les autres enfants.

    « J’espère que tu me raconteras mon enfant ! » avait-il lancé d’un ton faussement naïf.

    La fillette s’était figée sur le pas de la grande porte écarlate, flanquée d’anneaux de bronze retenus par la gueule imposante d’une tête de chien au regard fou. Naïta s’était tendue, le cœur battant, trahie par son secret mal dissimulé dans sa sacoche. Elle imaginait déjà tout son plan tombé dans les tourbillons du grand fleuve. Mais elle s’était calmée en se retournant vers le maître des prières. Ses yeux en amande flétris par le temps, affichaient malgré tout un regard rieur sous ses sourcils en broussaille et un sourire espiègle se profilait dans sa fine barbe blanche.

    Il savait. Mais il n’en dirait pas plus. Ni à elle, ni aux autres. Elle pouvait lui faire confiance, et il était bien le seul.

    Naïta avait l’habitude de se confier à lui car il était toujours de bon conseil et il semblait croire en elle. Il ne la réprimandait jamais pour ses escapades en pleine montagne.

    Courbé sur sa canne d’ébène sculptée, il semblait porter sur ses épaules osseuses tout le poids de l’histoire de leurs ancêtres. Mais on ne pouvait se fier à cette apparente fragilité. Le vieil homme avait le regard vif et l’on pouvait sentir à travers l’ampleur de ses gestes, la souplesse d’un corps qui avait connu le combat mais qui avait également trouvé l’harmonie et la sérénité après toutes ces années. Ses discours étaient bienveillants et lorsque il se montrait dur, il savait rester juste. La fillette ainsi que tous les occupants de la cité le respectaient pour cela. C’était un homme sage et vénérable.

    Que pourrait-elle bien lui raconter ? Pour le moment elle guettait l’arrivée du soleil. Il n’allait plus tarder. En témoignait le ciel rose pâle empli de clarté derrière les crêtes. Le tapis de brume à ses pieds formait un lac bleuté et poudreux. Une épaisse couche transpirante et froide qui la séparait de toute vue sur la cité plus bas.

    Elle préférait être là. Plus haut, au-dessus du monde. S’élever, s’évader, sortir de cette ville de brume humide, toujours prise dans les nuages. Naïta avait besoin de lumière et d’altitude. La plateforme était haute sur les cimes et l’air y était restreint. Naïta avait l’habitude. Assise dans la position du lotus, elle respirait lentement et économisait son souffle.

    Elle était prête depuis plusieurs minutes à présent. Une fois grimpée sur le rocher, elle avait détaché ses longs cheveux et s’était empressée de sortir de sa sacoche son précieux chargement. Quatre ‘’Cóngs’’, de petite taille, mais tout à fait adaptés au rituel qui allait suivre.

    Les Cóngs étaient des pierres de prières tubulaires, la plupart du temps, taillées dans du jade. Leur particularité était de se présenter sous l’imbrication de deux formes. Une section carrée sur l’extérieur et une section ronde à l’intérieur. Plus ou moins longues et creuses, leurs angles se paraient de sculptures millénaires, parfois indéchiffrables, datant des anciens. Les Cóngs courts se transmettaient de génération en génération aux plus jeunes pour leur initiation et Naïta avait hérité ceux-ci de sa mère. Plus tard, chacun était libre de fabriquer ses propres pierres au prix de plusieurs années de travail à l’usure et au frottement de ce matériau si dur à façonner. Plus les Cóngs étaient grands, plus on en tirait de puissance.

    Comme tous les autres enfants de son âge, la fillette n’avait le droit de s’en servir que dans l’enceinte du temple. Bien sûr elle s’en moquait. De plus, le silence approbateur et confiant du chaman lui avait ôté tout problème de conscience.

    Naïta avait placé ses quatre pierres sur des marques de la même forme. Leurs empreintes étaient taillées dans le granit de la pointe du destin. Le socle était érodé par les vents et la glace qui s’y logeait chaque hiver durant des mois. Pourtant, les Cóngs s’y encastraient à la perfection, en position verticale. 

    Le carré pour la terre, le cercle pour le ciel, les symboles avaient trouvé leur place. La fillette en était à la fois étonnée et exaltée. Mais ce n’était que le début. Comme elle l’avait appris, il fallait à présent appeler l’Arcane à son aide et obtenir sa bienveillance. Elle ferma les yeux et marmonna une courte prière la répétant encore et encore, la transformant en secret à peine chuchoté du bout des lèvres.

    « Dāng Quān Guàn Fāng… Lián Kōng Tong Lù… Dāng Quān Guàn Fāng… Lián Kōng Tong Lù… » 

    Autour d’elle, les Cóngs formaient une porte ouverte vers chaque point cardinal. Naïta, toujours tournée vers l’est, prit une profonde inspiration et entonna une note unique, grave et vibrante, sortie du plus profond de sa gorge. Le son qu’elle produisit alors s’empara de l’espace autour d’elle. Les pierres se mirent à briller. Une douce clarté émanait d’elles comme si la flamme d’une bougie vivait en leur cœur. A mesure que Naïta amplifiait l’intensité de sa note sans la relâcher d’une voix pleine, les Cóngs s’illuminaient d’un éclat froid, canalisant l’énergie élémentale appelée par l’enfant. Puis celle-ci modifia très légèrement le timbre de sa voix, l’élevant un peu plus haut dans l’air.

    Un faisceau de lumière poudreuse sortit de chacune des pierres, s’étirant droit vers le ciel. Ils formaient quatre fins piliers, montant à l’assaut des dernières étoiles. Naïta maintenait sa note vibrante avec habileté et puissance. Il ne fallait pas flancher à ce stade du rituel. L’éveil des Cóngs était en marche. Répondant à l’appel de la fillette, leurs angles saillants produisirent bientôt des langues de poussière bleutées, pareilles à des flammèches de glace. D’abords timides puis se déroulant comme des serpents volatiles pour mieux se rejoindre entre chaque pierre. Lorsqu’ils se touchèrent les portes éclatèrent en leur centre sous l’éclair d’un orage qui aurait pu tenir dans la main et comme une onde à la surface de l’eau, la lumière envahit l’espace entre les Cóngs, fermant les quatre portes autour de Naïta. Elle avait réussi. Sa prière avait ouvert le passage vers le ciel. Dans son esprit la litanie lancinante achevait son œuvre.

    « Qǐ Mén Lan Tiān… Qǐ Mén Lan Tiān… » 

    La colonne d’aurore qui la cernait, dont la seule issue se trouvait au-dessus d’elle, atténuait en son sein l’attraction terrestre. Naïta ouvrit les yeux et la bouche, soutenant une note encore plus aigüe et plus claire tandis que son corps s’élevait d’une dizaine de pouces au-dessus du sol. Elle ressentait pleinement la légèreté de tout son être jusqu’à la pointe de ses cheveux qui flottaient doucement dans l’air adoucit de l’espace qu’elle avait créé.

    C’est face à la porte de l’Est et à travers le voile de lumière diaphane qui protégeait ses yeux, que Naïta accueillit le Soleil.  ©

     

    à suivre...

    Chapitre IV 

     

     

     

     

     

     

     

    Cóng de jade.


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