• Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédictions qui se présente à elle ce jour là?

      

    L'héritage de l'Azur ©

      

    Lorsque l’alerte avait retentit, Naïta était déjà loin de la cité.

    Elle s’était éclipsée de la demeure familiale alors qu’il faisait encore nuit. Couverte d’une pèlerine en poils de yack épaisse et sombre, elle avait glissé ses pieds dans la chaleur de ses chausses fourrées en peau de mouton et chargé sur son dos une lourde sacoche de cuir tanné.

    Du haut de ses dix ans, la fillette ne s’échappait pas pour la première fois et les choses défendues avaient toujours suscité son intérêt. Elle s’était faufilée comme un lynx dans le couloir qui longeait les chambres pour sortir par la petite ouverture de la cuisine qui donnait derrière la maison, soutenant le lourd loquet de la porte pour qu’il ne la trahisse pas. Elle avait traversé prudemment, comme toujours, l’une des longues passerelles de planches et de cordes qui séparait le centre de la cité d’un des pans les plus abrupts de la gorge. Là, d’autres habitations aux toits de pagode enchevêtrés les uns aux autres étaient agrippées à la roche, comme prêtes à tomber dans le vide. Sous les pieds de l’enfant, au fond du gouffre, le torrent grondait dans l’ombre froide. Au-delà du pont, Naïta s’était glissée discrètement entre les maisons silencieuses où tout le monde dormait encore à poings fermés.

    Elle avait rejoint les hauteurs, à travers les bosquets d’arbres et les pâturages, longeant des sentiers escarpés marqués par les hommes qui y menaient paître les troupeaux jusqu’aux portes de l’hiver. Cet hiver si long et si rigoureux dans ces montagnes, dont les premiers signes se faisaient déjà sentir.

    Naïta avait ramené le chaperon de sa pèlerine sur son chignon de jais lissé, tenu par un peigne de jade. Elle poursuivait son chemin, s’enfonçant dans une forêt de sapins. La piste devenait plus ardue et elle s’agrippa aux racines proéminentes pour grimper. Depuis des années, son apprentissage des arts du combat au temple n’était pas inutile. Souple et musclée, elle gardait l’équilibre et progressait rapidement malgré le poids de son sac. L’effort que lui demandait l’ascension la rendait plus forte. Un à un, les pas qu’elle faisait la libéraient. Plus elle grimpait plus elle s’éloignait des siens. Un sentiment de liberté emplissait sa poitrine. L’excitation de partir seule, poussée par la peur de l’interdit qu’elle transgressait une fois de plus la faisait jubiler et valait bien le risque d’être punie ensuite.

    Chaque arbre, chaque pierre avaient une place pour elle sur ce chemin qu’elle connaissait bien. Les animaux qu’elle y croisait ne fuyaient plus devant elle. Naïta allait toujours un peu plus loin dans sa découverte de la montagne, à la quête du vent. Les branches, soulevées par celui-ci, étaient comme des bras robustes qui l’accompagnaient plus haut, l’entrainant vers un autre monde. Il n’y avait que dans ces moments là qu’elle se sentait véritablement bien. Ces moments de solitude où le temps n’existait plus, où elle apprenait par elle même à écouter et comprendre cette nature qui l’entourait.

    Ce matin, elle voulait atteindre les sommets au pied des pics neigeux, là où la forêt perd ses droits sur la roche. À plusieurs reprises, elle avait entendu le vieux chaman, maître spirituel du temple, parler d’un promontoire rocheux, surnommé « La pointe du Destin ».

    Naïta savait où le trouver. Au cours de ses explorations, elle était souvent venue s’asseoir pour contempler les montagnes sur cette grande pierre couchée, débordant sur le vide. C’était un lieu sacré, propre aux rituels. C’était là que tout membre de la tribu des Changü pouvait voir quelle était sa destinée. Les dires du chaman étaient simples. Sur cette plateforme naturelle, jetée au-dessus de la cime des derniers arbres, chaque initié venait attendre le lever du soleil, le jour marquant sa naissance.

    Mais le rituel n’était pas simple. Avant que le jour se lève, il fallait d’abord ouvrir une porte vers le ciel et renouer les liens invisibles entre celui-ci et la terre. Naïta ignorait si elle en était capable mais elle n’avait pas voulu manquer cette opportunité et ce qu’elle avait emporté dans sa sacoche allait l’y aider. Elle était en âge d’essayer. Après tout, elle était plus forte, plus mature et plus intrépide que les autres enfants. Elle était fille de chef.  © 

    à suivre... 

    L'héritage de l'Azur : Chapitre I 

     

     

    La pointe du Destin.

     

     


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    Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédictions qui se présente à elle ce jour là?

     

    L'héritage de l'Azur ©

     

    Les vapeurs du torrent enveloppaient la citée d’une écharpe de gouttelettes fines et froides. Les voiles de l’aube formaient une voûte de brouillard si dense que seule une part infime de la lumière du jour se faufilait à travers. Partout dans le temple, l’eau s’écoulait doucement le long des visages grimaçants des statues divines, ruisselait entre les galets pavant la cour intérieure et s’agrippait au feuillage persistant des arbres millénaires qui y trônaient. Des demeures alentour, aucun son ne s’échappait. Les portes massives en bois laqué de vermillon étaient closes et les gardiens de céramique veillaient, agrippés aux tuiles des toits relevés.

    Il était encore bien tôt. Yâo dormait paisiblement près de son frère et sa sœur dans un grand lit sous une épaisse couverture de laine tissée aux couleurs vives qui lui remontait jusque sur le nez. Une tenture était pendue devant l’alcôve où ils dormaient, les séparant de la couche de leurs parents. Au pied du lit, le petit poêle à charbon finissait sa nuit et sa tiédeur bienfaisante faisait place au froid humide comme chaque matin.

    Soudain, brisant les derniers rêves du jeune garçon, les cloches d’alerte résonnèrent à travers les brumes de la cité. Le cor des géantes de bronze retentissait, pétrifiant les songes inachevés. Chaque gong se propageait en ondes furieuses venant frapper violement la porte de chaque maison endormie. Leur écho lourd et grave ébranla toute la cité dans un tremblement de peur rugissant, écrasant les poitrines, oppressant les cœurs. Yâo se redressa dans son lit, ses cheveux noirs en bataille, le visage encore bouffi de sommeil, ses paupières bridées et lourdes, refusant de s’ouvrir. Cet éveil brutal lui arracha un long bâillement alors que sa mère soulevait la tenture et se précipitait vers eux. D’un geste rapide elle lui secoua les épaules lui faisant signe de s’occuper de son cadet et enveloppa sa petite sœur dans un châle. Yâo avait compris qu’il devait faire vite. Tirant son petit frère grognon du lit, il lui jeta son gilet de laine noircie sur les épaules et l’aida à se chausser après avoir fait de même. Prenant sa main, Yâo l’entraina dans les pas de leur mère.

    Près du foyer, le père terminait tout juste de nouer ses braies et enfilait une grande veste de cuir doublée de fourrure. Il saisit son fusil qu’il chargea avant de se précipiter, invitant d’un geste sévère toute la famille à le suivre dans la cour. Yâo vit que son père avait les même yeux vifs et sourcils froncés que lorsque lui ou son frère avait fait une bêtise. Mais la main qu’il posa sur la tête de son fils avant de lui emboiter le pas rassura le jeune garçon. Son père semblait en colère et soucieux mais ce n’était pas de leur faute. Le frère de Yâo se frottait les yeux demandant à sa mère ce qu’il se passait mais elle ne lui répondit pas.

    Yâo saisi cependant ce qu’elle chuchota à son époux, serrant sa petite sœur contre son sein.

    « Cela fait des années… Crois-tu vraiment que l’oracle…? »

    Le père du garçon avait levé la main, intimant le silence à sa femme.

    « Ecoutes ! » dit-il.

    Comme s’il y avait autre chose à entendre que ces maudites cloches.

    Ils traversèrent en hâte la petite cour de leur logis et s’engagèrent dans le passage étroit que le mur d’honneur formait avec la porte d’entrée.

    Une fois dehors, Yâo s’aperçu que les autres occupants de la cité avaient fait de même que lui et ses parents. Tous étaient sortis de chez eux, les hommes à peine accoutrés, l’arme au poing et le sac de poudre à la ceinture. Tous se dirigeaient dans la même direction, foulant les galets glissants à travers les venelles étroites, sous les portiques des demeures, grossissant pas à pas le flot d’habitants à mesure qu’ils se rapprochaient de la grande place devant le temple. C’était le cœur de la cité, situé au milieu du grand pic central sur lequel elle avait été construite et s’agrippait défiant le vide depuis des siècles. Autour gravitaient les autres sommets qui, au fil des décennies, s’étaient peuplés et que de nombreuses passerelles reliaient les uns aux autres.

    La réverbération assourdissante des cloches s’estompait doucement, laissant leur timbre profond s’évanouir vers les pics enneigés. Yâo ne comprenait pas ce qui se passait. Même près de ses parents il se sentait perdu. Le son de ces cloches signifiait la destruction probable de la cité, mais jamais elles n’avaient retenti de son vivant.

    Un silence pesant suivi, ou plus rien ni personne ne bougea. Chacun scrutant le ciel, entre les méandres de brume bleutée. Les sabres dressés, les fusils prêts à tirer leur charge. Tous les hommes, y compris son père, étaient sur le qui-vive, mais rien ne venait.

    Quelques murmures s’élevèrent ici et là parmi la foule.

    « Fausse alerte ? » chuchotait l’un.

    « La vigie a trop bu ma parole ! » marmonnait un autre.

    Mais si certains cherchaient à se rassurer, Yâo sentait monter l’angoisse. Ce calme qui régnait à présent n’avait rien de naturel. On n’entendait même plus le grand fleuve qui serpentait dans le creux de la gorge quelques centaines de mètres plus bas. Même lui semblait s’effacer.

    Yâo frémit. Instinctivement il pressa la main de son frère dans la sienne. Tout le monde paraissait attendre une ultime résonance. Le jeune garçon la sentait grandir en lui, susurrant à ses oreilles qu’il était trop tard, que le trépas était déjà sur tous.

    D’un instant à l’autre on l’entendrait. Un grondement de tempête, un cri qui glace le sang…

    Un appel que seule la mort pouvait lancer.  ©

     

    à suivre...

      

     Chapitre II

     

     

     

     

     Les Gardiens.

     

     

     


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    Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédictions qui se présente à elle ce jour là?

     

    L'héritage de l'Azur ©

     

    « Qui a donné l’alerte ? » 

    La voix tonitruante de Toräl résonna avec puissance dans l’air embrumé, déchirant sans le moindre égard le silence que tous avaient respectueusement adopté. À cet appel autoritaire, tous les habitants se tournèrent vers leur chef et quelqu’un s’approcha du dirigeant de la cité avec déférence pour l’informer de la situation.

    « C’est la vigie en poste à l’est du grand pic, seigneur. Apparemment il aurait repéré un mouvement inhabituel sur le versant du levant et… » 

    « Inhabituel ?! Est-ce une raison suffisante pour déclencher ainsi la panique dans toute la ville ?... Il y a plusieurs lunes que les Yangzï n’ont pas tenté d’approche. Et même dans ce cas, rien ne justifie qu'on sollicite l'appel des géantes. Qu’a-t-il vu exactement ? » 

    L’homme qui faisait face à Toräl baissa les yeux à terre.

    « Eh bien, nous ne sommes pas sûrs qu’il s’agisse de l’Arcane, mais…» 

    « Autant dire que la vigie n’a rien vu ! Toute fausse alerte est sévèrement punie. J’espère qu’il s’en souvient. »  

    « Oui seigneur. S’il s’avère qu’il s’est trompé, il acceptera son châtiment, mais… » 

    « Regardez !!! », cria quelqu’un dans la foule en pointant son doigt vers le ciel encore chargé d’une vapeur épaisse.

    Tous levèrent les yeux mais ne virent rien. Celui qui avait désigné les nuages avait eu juste le temps de distinguer une énorme masse au-dessus de ces derniers. Mais la forme sombre avait aussitôt disparu derrière la couche de brume. Ce qui confirma les craintes de chacun et balaya les doutes de Toräl, ce fut un bruit sourd et doux comme porté par l’air chargé d’eau. L’épaisseur de ce dernier semblait renvoyer le son d’une grande voile qui claque sans l’aide du vent, remuant les volutes de brouillard sur un rythme lent mais puissant, tel le battement d’un cœur de colosse. Un murmure parcourra la foule figée. Quelques morceaux de ciel tourbillonnèrent doucement sur le passage de l’Arcane.

    La vigie ne s’était pas trompée. Toräl ne pouvait y croire. Cela faisait des années que cette chose n’était pas reparue, et le chef de la tribu avait eu la naïveté de croire qu’il ne se manifesterait plus. Il avait eu tort de ne pas vouloir entendre les prédictions du chaman, même si elles manquaient parfois d’exactitude. Il devait admettre aujourd’hui que ce vieux fou avait vu juste… Encore. Cette pensée lui était insupportable. Toräl savait qu'il y avait une raison à ce retour mais laquelle? Ses poings se serrèrent, les yeux toujours rivés au ciel. Ce ciel d’où le mal faisait de nouveau surface.

    Tous restaient immobiles tandis que le bruit s’éloignait. Une fois sa propre crainte estompée, Toräl pris la parole, moins fort mais de manière tout aussi imposante.

    "Il va vers l’ouest. Il compte sans doute s’en prendre aux troupeaux mais il va revenir et, une fois les brumes dissipées, il risque de nous attaquer. Il faut que les femmes et les enfants se refugient immédiatement dans la grotte de la gorge. Lorsqu’il reviendra nous devrons être prêts à l’abattre." 

    Ses paroles ne souffrant pas d’objections, Toräl tourna les talons après cet ordre et chacun s’exécuta. Les enfants les plus jeunes emportés dans les bras de leurs mères ou tenant la main de leurs aînés. Tous quittaient les bâtisses avec quelques vivres emportés précipitamment dans un linge noué ou un panier tressé. Partout les chausses de peau et les bottes en fourrure foulaient en toute hâte le pavé millénaire de la cité, détrempé et glissant. Toräl s’en revenait à grands pas vers son propre foyer et vit son épouse en sortir, l’air inquiet. Le chef de la cité compris la situation en un éclair, constatant le teint livide de sa femme. Il pressa le pas pour la rejoindre.

    Sachant pertinemment qu’il n’obtiendrait pas la réponse qu’il espérait, il demanda tout de même, une pointe de rage fébrile dans la voix.

    « Où est Naïta ? ». ©

    à suivre... 

     

    L'héritage de l'Azur : Chapitre III

     

     

     

     

      

    Demeure de Toräl. 

      


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  • Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédiction qui se présente à elle ce jour là?

      

    L'héritage de l'Azur ©

     

    Naïta observait les premières lueurs du jour derrière les crêtes qu’on avait appelé « Les Dents d’Azur ».

    C’était, d’après le chaman, une créature ancienne qui vivait parmi les nuages. Un être différent des hommes mais gardien d’une immense sagesse. Ses connaissances allaient jusqu’aux origines du monde et il était éternel.

    Mais Toräl, le père de Naïta, n’était pas de cet avis. Il affirmait qu’Azur était certes la manifestation vivante de l’Arcane, vénéré de tous, mais une entité opposée au dieu de la cité. Un être maléfique et nuisible, que les hommes avaient tué depuis plusieurs siècles. Pourtant parfois, certains habitants de la cité avaient cru l’entendre revenir, et ils avaient écouté son souffle glisser entre les pics montagneux. Le battement de son cœur aller contre le vent. Ils l’avaient toujours entendu certes, mais ils ne l’avaient jamais vraiment vu.

    Pour le chaman, ces passages étaient de bon augure.

    Pour Toräl, ces présages n’apportaient que malheur au contraire.

    C’était une menace, un mal à combattre. Les deux hommes s’étaient souvent disputés sur le sujet et même si Naïta les avait entendu parfois, son jeune âge ne lui avait pas permis de tout comprendre. Ce qu’elle avait saisi en revanche c’est qu’Azur n’avait pas reparu depuis que la fillette avait eu deux ans. Aussi, l’enfant, forte de ses dix années, avait fini par se dire qu’il s’agissait d’une légende. Une histoire de plus pour obliger les enfants à être obéissants.

    « Sois sage, et ne t’aventure plus dans les montagnes sinon l’Arcane t’emportera ! » lui disait sa mère.

    « Pff ! »

    Naïta leva les yeux au ciel à cette pensée. Une ruse pour rendre les plus petits dociles, voilà tout ! Mais à force de l’entendre et de ne jamais rien voir venir, la fillette avait vite compris la supercherie. L’Arcane était plutôt un mythe. Pour les Changü il était un guide spirituel, un dieu aux traits indécis.

    Un sourire se dessina sur ses lèvres. Elle se remémorait tout ce qu’elle avait fait endurer à sa pauvre mère, du jour où elle avait su qu’aucune punition divine ne tomberait du ciel, ainsi qu’on tentait de lui faire croire. Ce qui rendait son père fou de rage rendait sa mère morte d’inquiétude. La fillette était sa seule enfant. A sa naissance, Naïta avait déchiré le ventre de sa mère. Elle n’avait pas pu naître de manière naturelle au moment de la délivrance. Ce fût le chaman lui même qui les sauva toutes les deux ce jour là, bousculant les habitudes pour lesquelles l’enfantement devait rester une affaire de femmes. Il avait ouvert le ventre, sorti le bébé et recousu la plaie à l’aide de fils de soie. Seul témoin de cette épreuve, la large cicatrice que la fillette avait surpris certains soirs à la lueur d’une chandelle, à l’heure du coucher. La marque d’une douleur passée et présente, car depuis il n’était plus possible pour la mère de Naïta d’enfanter de nouveau.

    Mais même si la fille du chef était le seul trésor de sa mère, cela ne l’avait pas empêchée de s’aventurer toujours plus loin. Elle adorait grimper aux arbres jusqu’à leur cime et y accrocher des rubans ou des drapeaux de prières, trophées de ses exploits toujours plus grands. De là-haut le vent emporterait mieux ses pensées et ses rêves à travers les sommets.

    De temps à autre, Yâo, son ami de toujours l’accompagnait. Il avait le même âge qu’elle, mais celle-ci avait souvent du mal à supporter ce poltron qui tremblait à peine sorti de la cité. Il passait son temps à se plaindre, à exprimer ses craintes d’être puni et, dans ces moments là, Naïta ne le trouvait pas amusant. Il lui gâchait son plaisir. Même si elle l’aimait bien, elle préférait qu’il reste à la cité pour faire le gué et couvrir son absence en cas de besoin. Mais il insistait souvent pour la suivre.

    En tous cas, ce matin, Yâo, devait encore être au fond de son lit, bien au chaud. Naïta ne lui avait rien dit de ses intentions. C’était inutile car cela ne regardait qu’elle. Il en était tout autrement pour le chaman.

    Après la leçon et les offrandes rituelles de la veille au temple, le vieil homme avait interpellé Naïta avant qu’elle ne sorte pour rejoindre les autres enfants.

    « J’espère que tu me raconteras mon enfant ! » avait-il lancé d’un ton faussement naïf.

    La fillette s’était figée sur le pas de la grande porte écarlate, flanquée d’anneaux de bronze retenus par la gueule imposante d’une tête de chien au regard fou. Naïta s’était tendue, le cœur battant, trahie par son secret mal dissimulé dans sa sacoche. Elle imaginait déjà tout son plan tombé dans les tourbillons du grand fleuve. Mais elle s’était calmée en se retournant vers le maître des prières. Ses yeux en amande flétris par le temps, affichaient malgré tout un regard rieur sous ses sourcils en broussaille et un sourire espiègle se profilait dans sa fine barbe blanche.

    Il savait. Mais il n’en dirait pas plus. Ni à elle, ni aux autres. Elle pouvait lui faire confiance, et il était bien le seul.

    Naïta avait l’habitude de se confier à lui car il était toujours de bon conseil et il semblait croire en elle. Il ne la réprimandait jamais pour ses escapades en pleine montagne.

    Courbé sur sa canne d’ébène sculptée, il semblait porter sur ses épaules osseuses tout le poids de l’histoire de leurs ancêtres. Mais on ne pouvait se fier à cette apparente fragilité. Le vieil homme avait le regard vif et l’on pouvait sentir à travers l’ampleur de ses gestes, la souplesse d’un corps qui avait connu le combat mais qui avait également trouvé l’harmonie et la sérénité après toutes ces années. Ses discours étaient bienveillants et lorsque il se montrait dur, il savait rester juste. La fillette ainsi que tous les occupants de la cité le respectaient pour cela. C’était un homme sage et vénérable.

    Que pourrait-elle bien lui raconter ? Pour le moment elle guettait l’arrivée du soleil. Il n’allait plus tarder. En témoignait le ciel rose pâle empli de clarté derrière les crêtes. Le tapis de brume à ses pieds formait un lac bleuté et poudreux. Une épaisse couche transpirante et froide qui la séparait de toute vue sur la cité plus bas.

    Elle préférait être là. Plus haut, au-dessus du monde. S’élever, s’évader, sortir de cette ville de brume humide, toujours prise dans les nuages. Naïta avait besoin de lumière et d’altitude. La plateforme était haute sur les cimes et l’air y était restreint. Naïta avait l’habitude. Assise dans la position du lotus, elle respirait lentement et économisait son souffle.

    Elle était prête depuis plusieurs minutes à présent. Une fois grimpée sur le rocher, elle avait détaché ses longs cheveux et s’était empressée de sortir de sa sacoche son précieux chargement. Quatre ‘’Cóngs’’, de petite taille, mais tout à fait adaptés au rituel qui allait suivre.

    Les Cóngs étaient des pierres de prières tubulaires, la plupart du temps, taillées dans du jade. Leur particularité était de se présenter sous l’imbrication de deux formes. Une section carrée sur l’extérieur et une section ronde à l’intérieur. Plus ou moins longues et creuses, leurs angles se paraient de sculptures millénaires, parfois indéchiffrables, datant des anciens. Les Cóngs courts se transmettaient de génération en génération aux plus jeunes pour leur initiation et Naïta avait hérité ceux-ci de sa mère. Plus tard, chacun était libre de fabriquer ses propres pierres au prix de plusieurs années de travail à l’usure et au frottement de ce matériau si dur à façonner. Plus les Cóngs étaient grands, plus on en tirait de puissance.

    Comme tous les autres enfants de son âge, la fillette n’avait le droit de s’en servir que dans l’enceinte du temple. Bien sûr elle s’en moquait. De plus, le silence approbateur et confiant du chaman lui avait ôté tout problème de conscience.

    Naïta avait placé ses quatre pierres sur des marques de la même forme. Leurs empreintes étaient taillées dans le granit de la pointe du destin. Le socle était érodé par les vents et la glace qui s’y logeait chaque hiver durant des mois. Pourtant, les Cóngs s’y encastraient à la perfection, en position verticale. 

    Le carré pour la terre, le cercle pour le ciel, les symboles avaient trouvé leur place. La fillette en était à la fois étonnée et exaltée. Mais ce n’était que le début. Comme elle l’avait appris, il fallait à présent appeler l’Arcane à son aide et obtenir sa bienveillance. Elle ferma les yeux et marmonna une courte prière la répétant encore et encore, la transformant en secret à peine chuchoté du bout des lèvres.

    « Dāng Quān Guàn Fāng… Lián Kōng Tong Lù… Dāng Quān Guàn Fāng… Lián Kōng Tong Lù… » 

    Autour d’elle, les Cóngs formaient une porte ouverte vers chaque point cardinal. Naïta, toujours tournée vers l’est, prit une profonde inspiration et entonna une note unique, grave et vibrante, sortie du plus profond de sa gorge. Le son qu’elle produisit alors s’empara de l’espace autour d’elle. Les pierres se mirent à briller. Une douce clarté émanait d’elles comme si la flamme d’une bougie vivait en leur cœur. A mesure que Naïta amplifiait l’intensité de sa note sans la relâcher d’une voix pleine, les Cóngs s’illuminaient d’un éclat froid, canalisant l’énergie élémentale appelée par l’enfant. Puis celle-ci modifia très légèrement le timbre de sa voix, l’élevant un peu plus haut dans l’air.

    Un faisceau de lumière poudreuse sortit de chacune des pierres, s’étirant droit vers le ciel. Ils formaient quatre fins piliers, montant à l’assaut des dernières étoiles. Naïta maintenait sa note vibrante avec habileté et puissance. Il ne fallait pas flancher à ce stade du rituel. L’éveil des Cóngs était en marche. Répondant à l’appel de la fillette, leurs angles saillants produisirent bientôt des langues de poussière bleutées, pareilles à des flammèches de glace. D’abords timides puis se déroulant comme des serpents volatiles pour mieux se rejoindre entre chaque pierre. Lorsqu’ils se touchèrent les portes éclatèrent en leur centre sous l’éclair d’un orage qui aurait pu tenir dans la main et comme une onde à la surface de l’eau, la lumière envahit l’espace entre les Cóngs, fermant les quatre portes autour de Naïta. Elle avait réussi. Sa prière avait ouvert le passage vers le ciel. Dans son esprit la litanie lancinante achevait son œuvre.

    « Qǐ Mén Lan Tiān… Qǐ Mén Lan Tiān… » 

    La colonne d’aurore qui la cernait, dont la seule issue se trouvait au-dessus d’elle, atténuait en son sein l’attraction terrestre. Naïta ouvrit les yeux et la bouche, soutenant une note encore plus aigüe et plus claire tandis que son corps s’élevait d’une dizaine de pouces au-dessus du sol. Elle ressentait pleinement la légèreté de tout son être jusqu’à la pointe de ses cheveux qui flottaient doucement dans l’air adoucit de l’espace qu’elle avait créé.

    C’est face à la porte de l’Est et à travers le voile de lumière diaphane qui protégeait ses yeux, que Naïta accueillit le Soleil.  ©

     

    à suivre...

    Chapitre IV 

     

     

     

     

     

     

     

    Cóng de jade.


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  • Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédiction qui se présente à elle ce jour là? 

     

    L'héritage de l'Azur ©

      

    Naïta ne put retenir un petit cri de joie lorsque l’astre du jour laissa pointer ses premiers feux entre deux pics. C’était le moment. Les secondes qui allaient suivre seraient décisives et vite écoulées. Chaque instant comptait. La fillette savait peu de choses, seulement qu’elle devait fixer le disque lumineux, à travers le voile de la porte du ciel, jusqu’à ce que ses yeux ne voient plus que lui. Se concentrer sur son éclat, oublier tout autour d’elle et observer son avenir dans la lumière blanche, aveuglante et mouvante. Exercice difficile, car il fallait conserver son calme et toute sa concentration pour garder l’énergie des Cóngs en éveil.

    Naïta y croyait vraiment. Son désir de savoir était immense, mais son excitation si grande que sa méditation manquait de maintien. Tout allait très vite et la protection de la porte ne tiendrait pas longtemps. Déjà le flamboiement de l’astre lui brûlait la vue. Mais elle tenait bon, essayant de retenir éclairs et formes changeantes pour en mémoriser les signes et les interpréter ensuite avec l’aide du chaman. Ses yeux bleus sensibles scrutaient tout, derrière ses paupières bridées quasiment closes. Pourtant la lumière si forte sembla soudain s’amenuiser.

    Le soleil poursuivait son ascension dans le ciel orangé mais une forme sombre se profilait à l’intérieur. On aurait dit qu’il se fendait en deux pour déverser la matière noire de son cœur. Naïta resta fixée dessus, hypnotisée. L’image grossissait lentement, formant une ligne obscure, épaisse et plane aux contours flous, traversant l’astre de part en part. La fillette plissa encore plus les yeux, le cœur battant. Elle n’aurait jamais rêvé mieux. Un signe, un vrai lui était envoyé ! Cela ressemblait à un grand oiseau. Un grand oiseau dont la silhouette tremblait de chaleur et s’arrachait à l’astre pour planer vers elle. Naïta perçu un infime mouvement, comme s’il battait des ailes puis planait de nouveau dans le halo que la fillette fixait depuis trop longtemps. Quelques clignements d’œil et le nimbe de matière gazeuse que ses yeux avaient créé s’estompa.

    La porte du ciel se referma en quelques secondes et l’enfant retomba brutalement sur le granit au-dessus duquel elle lévitait. Ses voiles qui avaient entouré la fillette d’une aura protectrice, s’évanouissaient doucement à mesure qu’elle reprenait ses esprits. Naïta revenait dans le réel tandis que les Cóngs laissaient mourir leur cœur de lumière pour redevenir de simples pierres.

    Tout reprenait forme autour de la fillette. La montagne, la roche de la plateforme sous ses pieds, la brise dans ses cheveux, le chant des arbres qui s’éveillent. C’était fini. Elle avait perdu le lien. Mais sans doute était-ce normal. Ce rituel ne pouvait s’éterniser sous peine d’y perdre la vue. Sans doute fallait-il être plus rapide, ne pas se déconcentrer, observer un endroit précis… Elle avait fait de son mieux. Son cœur se serra à la simple idée de ne pas être encore prête et de devoir attendre à nouveau toute une année. Une longue année et son interminable hiver, durant lequel aucune porte du ciel ne pouvait être ouverte. Quel ennui et quelle déception. Tant d’attente pour un si court instant. Naïta trouvait cela injuste mais telles étaient les lois de l’Arcane. C’est ce que le chaman lui répétait sans cesse lorsqu’elle se montrait trop impatiente.

    Elle s’étira tandis que ses yeux retrouvaient petit à petit les repères et les couleurs de son entourage. Elle s’apprêtait à se relever quand elle entendit résonner les cloches de la cité. Leur écho se répercutait comme un coup de tonnerre inattendu dans le fond de la vallée. Chaque note remontait plus haute que la précédente, gravissant les airs pour l’avertir au plus vite. L’alerte ! L’espace d’une seconde, Naïta pensa qu’elle avait dû aller beaucoup trop loin cette fois, au point que tous se mettent à sa recherche. Mais son père n’aurait pas fait une chose pareille, même pour elle. Non, c’était le signe d’un danger imminent. Les géantes n’étaient presque jamais éveillées. Même en cas d’attaque ennemie l’alarme était donnée par la mise à feu de bûchers de détresse. Une chose bien plus grave venait de se produire, et comme elle n’était pas à la cité, elle risquait d’être sévèrement punie pour son absence dans un moment pareil. Si toutefois elle revoyait la cité ! Mais qu’est-ce qui pouvait menacer la ville des nuages à ce point ? D’où venait l’attaque ? Les peuplades sur l’autre versant ne s’étaient pas manifestées depuis des mois et ils étaient en paix avec la tribu de Toräl. Il n’y avait aucune raison que les cloches résonnent sauf pour… Naïta se figea. Instinctivement, son regard se tourna lentement vers le soleil. Ce qu’elle vit la saisi, elle resta tétanisée sur la pointe de la plateforme.

    Au centre du disque lumineux, l’étrange forme volante, qu’elle avait perçue comme une image de son avenir, était toujours là. Ce n’était pas une vision, c’était réel. L’espace d’une seconde, Naïta fut profondément déçue car cela voulait dire qu’elle avait échoué dans le rituel du jour. Et avec la déception c’était l’angoisse qui s’installait à présent car cette forme n’avait rien d’un oiseau. Le chaman n’avait jamais parlé de cela. Les portes du Ciel ne faisaient pas apparaître de choses réelles, seulement des chimères et des liens avec l’au-delà. La fillette écarquilla les yeux alors que les cloches s’étaient tues. La créature battait des ailes lentement, puis planait de nouveau sous le vent. Elle se rapprochait, elle grossissait maintenant à vue d’œil occultant presque le soleil derrière sa masse imposante. Puis elle prit de l’altitude, s’arrachant à la lumière aveuglante, Naïta eu soudain du mal à la distinguer. Elle était quasiment du même bleu que le ciel. Elle était gigantesque. Des pointes se profilaient sur sa tête et une longue queue ondulait comme un serpent derrière elle. Elle venait droit vers l’enfant.

    Naïta était incapable de bouger, perdue entre terreur et fascination. Mais dans quelques instants la créature serait sur elle. Elle avait dépassé la cité. Maladroitement, la fillette rampa, reculant ses pieds et ses mains sur la roche sans quitter la bête des yeux. Les rayons du soleil se reflétaient sur son ventre, la rendant encore visible, car ses ailes se confondaient avec l’azur.

    L’azur… Azur ! Mais peut-être bien. Se pouvait-il que ce fût l’Arcane, ou son entité céleste, dont on lui avait tant parlé qui volait maintenant vers elle ? C’était incroyable. Eblouie par cette hypothèse, Naïta se rembrunit malgré tout. Elle n’avait aucune idée de ce qu’était cet être. Puissant et divin, amical ou maléfique. Il fallait se cacher, ne pas être vu de lui.

    La fillette se laissa glisser avec agilité du haut de la plateforme et atterrît en souplesse sur le sol rocailleux. Elle se colla à la paroi pour rester dans l’ombre de l’énorme rocher. Ici, elle était à l’abri mais pouvait encore voir ce qui se passait alentour.

    Quelques instants après, la bête était sur elle. Quatre battements d’ailes, et elle se posa à quelques pieds au-dessus de la plateforme. Naïta sentit le sol trembler sous ses semelles de cuir lorsque le monstre fit ses premiers pas. Coincée dans sa cachette de fortune, Naïta ne pouvait que deviner les faits et gestes de la créature en tendant l’oreille. L’expiration puissante semblait sortir du fond d’une caverne. Chaque respiration s’accompagnait d’une sorte de grognement guttural comme le roulement du tonnerre à l’approche de l’orage. Pour le moment elle ne bougeait pas, elle reprenait son souffle sans doute.

    Naïta restait collée à la paroi rocheuse tant bien que mal. Le sol penché était couvert d’une multitude de petits cailloux qui la faisaient insidieusement glisser. Tandis que la bête se calmait, son rythme cardiaque à elle s’accélérait. Elle sursauta en entendant un crissement sur la roche, puis un autre, puis encore un autre. Que se passait-il ? Sur la pente abrupte, elle vit dévaler des rochers de toutes tailles allant se jeter dans le vide. La fillette ne put s’empêcher de se pencher légèrement pour voir ce qui se passait plus haut. Ses mains se crispèrent sur le mur et son cœur fit un bond dans sa gorge où elle étouffa tant bien que mal son émotion.

    L’étrange créature était encore plus énorme qu’elle ne l’avait estimée. Elle avait l’allure d’un monstrueux lézard d’au moins trente pieds de long. Mais sa masse gigantesque se cachait derrière un voile de brume mouvante. Comme si le brouillard de la cité s’était agrippé à ses écailles et ses cornes, tout comme il côtoyait sans cesse les montagnes. Le monstre était comme un éclat de sommet, de la couleur du ciel et à l’odeur de feu. Pareil au métal ardent que l’on plonge dans l’eau à la sortie de la forge. D’où venait-il ? Et pourquoi était-il là ? La vapeur d’eau paraissait émaner de son corps tout entier. Etait-il né des nuages ou leur donnait-il vie ? Sa tête semblait penchée sur le sol et Naïta ne distinguait pas vraiment sa forme. Son dos miroitait tout en ondulant, renvoyant au soleil son éclat aveuglant, brillant comme les écailles argentées des poissons du torrent. Ça et là, entre les lambeaux de nuages qui accompagnaient les mouvements de la créature, Naïta distinguait des pattes arrière pourvues de doigts et couronnés de griffes immenses semblables à des serres de rapace. Ce qui impressionnât le plus l’enfant, ce furent les ailes de l’animal. A force d’en observer des fragments entre les volutes de nuages, la fillette nota une ressemblance troublante avec celles des chauves-souris qui vivaient dans la grotte de la gorge. Mais les siennes étaient d’un étrange bleu gris qui semblait disparaître à chaque mouvement entre les longs doigts osseux saillants sous la membrane. Naïta décela soudain un déplacement sous la tête de la créature. Elle s’acharnait sur une portion du sommet dans laquelle elle creusait en y enfonçant l’unique griffe qui terminait son aile au niveau du pouce. Une griffe de la taille d’un bras ! Après avoir dégagé une grande partie de la roche, le grand reptile y plongea la gueule et croqua les pierres qu’il avait déterrées.

    Étrange ! Une bête à l’allure si féroce qui se nourrit de cailloux ?

    Soudain Naïta sentit son pied glisser et elle perdit l’équilibre. Elle se rattrapa de justesse à une des aspérités du promontoire tandis qu’une bonne partie du sol se dérobait sous elle. Sans trop de difficultés elle se remit debout et colla sa poitrine à la paroi pour ne pas renouveler l’expérience périlleuse. Soufflant son soulagement, elle jeta de nouveau un œil vers la créature mais en resta pétrifiée.

    La bête l’avait entendue et s’était retournée. Elle regardait dans sa direction sans plus bouger. Elle l’avait vu. Elle guettait la fillette sans remuer une écaille, comme une statue de granit, prête à prendre vie et engloutir avec elle l’impudent qui profane son sanctuaire. Seules des spirales de chaleur tournoyaient hors de sa gueule entrouverte.

    Elle était magnifique et terrifiante. Le dessus de sa tête s’ornait de cornes comme en portent les bouquetins des hauts sommets. Entre celles-ci s’entrelaçaient des voiles nébuleux. Son regard rappelait celui des vipères des rochers, dont la protubérance écaillée au-dessus de l’œil dégage une éternelle colère. Naïta connaissait bien ce comportement animal. Lorsque la bête se fige et vous fixe dans les yeux avant de s’enfuir… ou de vous attaquer ! La fillette se mis à trembler. Cette bête là n’avait rien à voir avec les lièvres, les bharals ou les rares loups de la montagne. C’était un monstre venu d’un autre temps. Un être de feu et d'eau. Une chose effrayante à la mâchoire assez puissante pour broyer la roche. Et cette chose l’observait à présent.

    Naïta recula tout doucement pour disparaître de sa vue et s’enfoncer sous l’abri de la plateforme. Chaque pas qu’elle faisait, la sensation du sol sous ses pieds, sa main s’agrippant au rocher, elle croyait ressentir toutes ses choses au centuple tant ses sens étaient aux aguets. Elle se cala au fond du repli pierreux et s’accroupi, les bras autour de ses jambes flageolantes. Elle n’entendait rien et ce silence surnaturel si pesant l’obligeait à retenir sa respiration beaucoup trop bruyante selon elle. Réfréner les battements de son cœur s’avérait impossible avec l’air qui lui manquait.

    Le calme fut vite rompu par les premiers pas du monstre dans sa direction. Naïta sursauta malgré elle. Elle se recroquevilla encore plus sur elle-même, prise dans le rêve soudain de devenir minuscule et de s’enfoncer dans la terre pour disparaître. Les pas du monstre se rapprochaient, lentement mais sûrement comme le félin à l’affût d’une proie. La fillette étouffa un cri en voyant s’avancer l’énorme gueule devant l’unique ouverture de sa cachette de fortune. Tel un chaudron empli de braises ardentes, le grondement qui en sorti fini de la liquéfier sur  place. Elle tenta encore de reculer, luttant contre la terre glissante. Mais elle avait déjà le dos collé au fond de l’abri. Elle ne pouvait pas aller plus loin, elle était piégée. Elle ne bougea plus retenant son souffle en voyant enfin l’œil de la bête apparaître sous la plateforme. Un œil de serpent fixe et à l’allure sévère aussi gros qu’elle. Un œil bleu pur, parsemé de reflets mouvants, fendu d’une grande pupille noire, comme une porte à peine entrouverte sur un autre monde.

    Son museau était large et ses naseaux exhalaient une vapeur soufrée. Malgré sa terreur, Naïta se surprit à remarquer que l’animal portait une longue moustache aux reflets d’argent qui ondoyait de part et d’autre de son museau ainsi qu’une barbe sous sa gueule entrouverte, remplie de dents dressées pareilles à des poignards de glace. Des arabesques de fumerolles se dégageaient de cette tête énorme et se déployaient comme des bras tendus vers la fillette. Ils frôlèrent ses pieds crispés tels des doigts squelettiques de quelques revenants suppliants. Naïta tremblait de tous ses membres.

    Un second grognement s’échappa du monstre. Il pencha légèrement la tête tandis que sa paupière inférieure, se relevait à moitié pour mieux scruter le fond de la cachette. Il avança l’une de ses griffes sur le sol à une dizaine de pieds de Naïta. L’enfant tenta encore de reculer comme si elle avait pu pousser la roche derrière elle. Elle laissa échapper un sanglot de panique en voyant la griffe se rapprocher encore. La bête gratta une partie du sol qui se déroba un peu plus sous elle. La fillette se rattrapa de justesse à la paroi, y agrippant ses ongles jusqu’au sang. L’œil l’inspecta de nouveau. Pensant sa dernière heure arrivée, Naïta laissa échapper quelques mots, la voix chevrotante, essayant désespérément de garder ses jambes hors de portée des griffes de l’agresseur.

    « Ô, Huáng Shén Ming, hù yú, wǒ qí rǔ… Oh grand Arcane… protège moi, je t’en prie… » 

    A cet instant la bête se figea. Elle retira doucement ses griffes et jeta un dernier regard rouvrant sa paupière avant de disparaître dans un tournoiement de fumée bousculée par un vent de tempête. Naïta resta prostrée au fond de son abri encore un moment. Elle n’osait plus faire le moindre geste. Elle sursauta en entendant ce qu’elle pensa être des battements d’ailes qui s’éloignaient.

    Ce n’est qu’au bout d’un long silence qu’elle commença tout juste à se détendre et à ramper prudemment vers la sortie. Une fois dehors elle ne vit rien. Rien autour du promontoire, rien à l’horizon. Elle sorti et se mis debout difficilement. Elle avait mal partout et ne sentait plus ses jambes ni ses bras. Stupéfaite de ce qui venait de lui arriver et encore plus d’en être sortie vivante, elle se dirigea lentement vers les rochers auxquels le monstre s’était attaqué.

    Elle fut surprise de constater que sous les vulgaires cailloux que la créature avait dégagés se trouvait une pierre différente, une roche qu’elle connaissait bien. Malgré la peur encore bien ancrée dans sa poitrine, Naïta sourit en portant sa main à un médaillon qu’elle portait, caché sous ses vêtements.  ©

     à suivre...

    Chapitre V

     

     

     

     

     

     

     

    ... Comme un éclat de sommet.

     


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  • Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédictions qui se présente à elle ce jour là?

     

    L'héritage de l'Azur ©

      

     « Où est-elle ? »

    Yâo sursauta. Le poing de Toräl s’était abattu sur la table avec fracas finissant de terroriser le jeune garçon qui se tortillait les doigts d’angoisse depuis que le chef de la tribu leur avait demandé, à lui et son père, de se présenter en sa demeure. Le père du garçon posa une main ferme et rassurante sur l’épaule de son fils.

    « Seigneur, croyez moi si Yâo vous dit qu’il ignore où se trouve votre fille, c’est la vérité. »

    « Comment cela serait-il possible ? » lança Toräl giflant l’air d’un geste impatient.

    « Ils passent leur temps ensemble. Il sait forcément quelque chose ! » 

    Le chef des Changü s’approcha du garçon tremblant qui n’osait regarder autre chose que ses pieds. Toräl lui releva le menton du doigt, l’obligeant à affronter son regard empli de colère. Yâo senti les larmes lui monter aux yeux. Incapable de parler, il ne pouvait que voire les lèvres du chef se pincer de rage face à son silence timoré.

    « Ne t’as-t-elle pas au moins dit vers quel endroit elle comptait encore baguenauder cette fois ? »

    Yâo secoua la tête sans mot dire, signifiant encore qu’il ignorait tout de ce que Naïta avait projeté aujourd’hui, même s’il était vrai que c’était la première fois qu’elle lui cachait quelque chose. Toräl se détourna de l’enfant et prit un ton menaçant.

    « Tu sais ce qu’il en coûte de me mentir mon garçon ! Et si j’apprends…»

    « Laissez donc cet enfant tranquille Toräl ! Il ne sait rien de l’escapade de Naïta. Par contre moi je peux vous dire où elle se trouve. »

    Les poings de Toräl se serrèrent. Le maître des prières ne se lassait décidément pas de le ridiculiser devant la grande tribu, remettant continuellement en cause son autorité. Son calme constant, même devant les colères du chef, était insupportable. Le chaman se tenait sur le pas de la porte de la demeure de Toräl avec, comme toujours, son bâton à la main où pendaient des chapelets de pierres dont le cliquetis avait le don d’agacer passablement le chef. Au moins l’entendait-on arriver avant qu’il n’ait besoin de se présenter ! Toräl délaissa le pauvre Yâo dont les jambes flageolantes ne le soutenaient plus, pour s’avancer vers le chaman.

    Le vieil homme resta impassible à son approche. Le chef de la cité portait haute sa fierté sur ses larges épaules. Ses yeux noirs, profondément emplis de suspicion, trahissaient trop souvent son caractère buté. Cela n’enlevait rien à son courage et à sa volonté de protéger les siens, mais la patience et la compassion lui étaient malheureusement inconnues.

    Toräl domina le chaman de toute sa hauteur, le dépassant d’au moins deux têtes. Le torse bombé derrière son plastron de cuir bouilli, il baissa les yeux vers lui comme sur un vulgaire insecte et demanda :

    "Alors vous savez où se trouve ma fille ? Et pourquoi ne pas être venu m’avertir plus tôt ? Depuis quand le savez vous ? Quand vous l’a-t-elle dit?"

    Le chaman leva une main pour mettre fin à ce flot de questions inutiles.

    « Du calme Toräl. Ta fille ne risque rien… Mais elle ne m’a rien dit. Je devine simplement où elle a pu aller, c’est tout. »

    Toräl leva un sourcil perplexe et délaissa le respect verbal qu’il devait au maître des prières.

    « Tu devines ? Mais comment peux-tu en être sûr ? »

    « Fais moi confiance. Elle ne va pas tarder à revenir parmi nous. Inutile de partir à sa recherche. »

    Toräl lui tourna le dos.

    « Ce n’était pas mon intention de toutes façons ! »

    Le chaman se rembrunit mais il entra tout de même dans la demeure faisant signe à Yâo et son père de prendre congé. Tandis qu’ils sortaient, le vieil homme alla s’asseoir dans un coin de la pièce. L’atmosphère y était aussi froide que l’accueil du chef de la cité. Le mobilier sommaire se réduisait à une grande table où Toräl étalait ses cartes des sommets et tenait les comptes. Une large chaise noire aux accoudoirs et dossier sculptés de nuages lui faisait face et une riche armoire laquée d’or et de cinabre habillait un seul des quatre murs où les pinceaux étaient suspendus au-dessus des pierres et des bâtons d’encre. De nombreux rouleaux de parchemins y étaient aussi soigneusement rangés. Toräl n’avait pas daigné ériger d’autel dédié aux ancêtres dans sa salle de travail. Aucune lumière de bougie, aucune fumée d’encens n’émanait de nul part pour répandre son parfum apaisant dans cette pièce. Chose qui n’aurait pas été vaine pour calmer les humeurs du chef.

    Le maître des prières, résigné, reprit la parole.

    « Je me doutais bien que tu ne comptais pas partir à sa recherche… »

    « Bien sûr que non !... Cette gamine est intenable ! »

    Un sourire imperceptible s’esquissa dans la barbe du maître des prières. Il fallait bien donner raison à Toräl sur ce point.

    « Elle met en danger toute la cité à n’en faire qu’à sa tête. Tant pis pour elle. Elle devra en assumer les conséquences. Mais cette fois il vaudrait mieux pour elle qu’elle ne revienne pas ! »

    Le chaman posa un regard soucieux sur le père de Naïta. 

    « La colère altère tes paroles Toräl… » Tempéra-t-il.

    « Elle n’altère rien ! » explosa Toräl, le visage écarlate. Il se tourna vers la fenêtre qui était derrière lui. Dehors les habitants de la cité s’affairaient aux derniers préparatifs. Les uns pour la fuite, les autres pour la défense. Toräl reprit, insistant à chaque syllabe.

    « J’avais formellement interdis à Naïta de sortir de la cité et de s’en éloigner seule et sans mon consentement… Non seulement elle m’a désobéi mais en plus elle nous fait prendre un risque considérable. »

    Il poussa un soupir, esquissant un rictus désabusé. 

    « Lorsque j’ai entendu l’Arcane, je n’ai pas réfléchi, pensant avant tout à préserver la cité du danger. Mais quand je me suis rendu compte que Naïta n’était pas parmi nous, j’ai compris que cette enfant n’était pas étrangère à ce qui venait de se produire. »

    Le chaman leva vers Toräl un regard interloqué. 

    « Qu’est-ce qui te fais penser une chose pareille ? Cette enfant n’a… » 

    « Cette enfant n’est pas comme nous ! »

    Le vieil homme, fatigué de cette rengaine, baissa la tête et ses épaules s’affaissèrent.

    « Oh… Non Toräl, pas encore. Pourquoi ne veux-tu pas entendre?... Ta fille ne risque rien et ne nuis en aucune façon à notre cité. Tu es en colère contre elle, soit. Mais aucun danger ne nous menace. Ni elle, ni l’Arcane.»  Assurât-il fermement. Toräl se tourna vers lui.

    « Ah ! Nous y voilà… Mais comment peux-tu en être certain ? » Lançât le père de la fillette avec un sourire narquois.

    Le vieil homme était si calme et si sûr de lui en toute circonstance que Toräl ne savait plus quoi faire pour le décontenancer. Son regard ne trahissait pas son grand âge. Ses yeux clairs et vifs semblaient tout voir et même observer jusqu’au fond de l’âme. Rien ne lui échappait.

    « Cette bête n’a rien d’un fléau. » affirmât-il lisant les pensées du chef des Changü.

    « L’arcane est une entité divine. Il ne nous fera aucun mal. Nous n’avons jamais eu à souffrir de ses apparitions et n’avons aucune raison de fuir devant lui. » 

    Toräl s’avançât vers lui.

    « Je t’en pris, cesse de me prendre pour un idiot ! Si tu dis vrai, que fait-il ici ? Pourquoi est-il passé si près de la cité ? Où est-il allé ? »

    Le chaman le regarda droit dans les yeux sans répondre. Toräl n’en fut pas décontenancé pour autant et se penchant un peu plus vers lui il ajouta,

    « Même si cela fait des années, tu sais comme moi que ce n’est pas la première fois que cela arrive, n’est-ce pas ? Oses me dire que tu n’y a pas songé un instant ! »

    Le maître des prières gardait le silence, laissant Toräl aller au bout de sa pensée. Le chef se redressa.

    « Tu sais que j’ai raison… Le simple fait que tu saches où Naïta se trouve ne me rassure pas, bien au contraire. La sérénité dont tu fais preuve me laisse penser que tu en sais plus que ce que tu veux bien me livrer. »

     Toräl se détourna de lui et alla s’asseoir sur son siège de bois noir, scrutant les cartes sur la table.

    « Et que dit l’Oracle ? Y a-t-il quelque chose à faire pour qu’il quitte nos terres ? »

    Le chaman baissa le regard. Toräl senti qu’il avait abordé un point délicat. « L’Oracle ne dit rien pour le moment. Mais… »

    « Alors nous ne sommes sûrs de rien et dans le doute je préfère mettre mon peuple à l’abri. Je dois protéger la cité ! Quant à Naïta, ce sera le cachot. Cette enfant m’a fait perdre assez de temps. Si l’Azur souhaite son retour, elle sera punie comme il se doit et surtout comme bon me semblera. Est-ce clair ?! » 

    Les deux hommes s’affrontèrent du regard puis au bout de quelques instants, le chaman se releva dans un soupir, prenant appui sur son bâton.

    « Comme tu voudras Toräl, mais je te conseille tout de même d’écouter ce que ta fille aura à dire pour sa défense. »

    Le chef se leva, lui tournant le dos il répliqua, sarcastique :

    « Si elle revient ! »

    Le vieil homme marqua un temps d’arrêt sur le seuil avant de s’éclipser sans rien ajouter. Il n’y avait rien à ajouter. Toräl était définitivement borné et dans son fort intérieur, le chaman se prit à souhaiter que l’enfant ne remette pas les pieds dans la cité.

    Mais il savait très bien que Naïta ne tarderait plus. ©

     

     à suivre...

    L'héritage de l'Azur : Chapitre VI

     

     

     

     

     

    Canne du Chaman.  

     

     

     


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  • Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédictions qui se présente à elle ce jour là?

     

     

    L'héritage de l'Azur ©

     

    La porte de bois ferré du cachot s’était refermée sur les protestations de Naïta. La fillette avait fini par cesser de geindre pour ruminer sa contrariété puisque personne ne daignait l’écouter.

    A peine avait-elle fait un pas dans la cité, après avoir franchi la grande passerelle, qu’elle s’était aussitôt retrouvée encadrée par deux colosses qui l’avait empoignée sans ménagement. Des hommes de son père qu’elle connaissait et qui l’attendaient de pied ferme depuis qu’on avait constaté sa disparition. Naïta était resté calme et docile, ne faisant preuve d’aucune résistance se sachant en tord. Mais elle avait vite changé d’attitude lorsqu’elle avait compris qu’on la menait droit au temple et non à son père. Même si la perspective de lui faire face n’était pas des plus réjouissantes, Naïta voulait plus que tout parler à son père et lui faire part de sa rencontre avec l’Azur et de sa découverte. C’était important. Tout le monde devait savoir.

    Ce n’était pas sans une certaine fierté et toute exaltée qu’elle avait dévalé la pente sur le chemin du retour, enorgueillie des précieuses informations dont elle était porteuse. Mais voilà qu’aux portes de la ville elle trouvait celle-ci déserte et se faisait mener au temple, vide lui aussi, pour y être enfermée comme une criminelle. Ses geôliers qui étaient restés sourds à ses tentatives pour les amadouer n’avaient pas desserré les dents une seule fois et s’étaient évanouis dans l’air après l’avoir enfermée à double tour.

    Ayant crié pendant un moment l’injustice dont elle était victime en meurtrissant ses poings sur la porte de sa prison, elle s’était finalement assise sur la planche couverte d’un lambeau de laine rapiécée qui lui servait de couche.

    La cellule était exiguë et si haute qu’on se serait cru au fond d’un puits. La fillette pouvait à peine s’allonger ou tout juste en chien de fusil. Le nez près d’un pot en terre cuite dans lequel les excréments du dernier occupant distillaient encore une odeur pestilentielle. Cette fois-ci son père n’avait eu aucune pitié. Ce qui inquiétait Naïta c’était de ne pas savoir combien de temps il comptait la laisser moisir dans ce trou humide et sombre.

    Ce n’était pas la première fois qu’elle était punie par l’isolement et la mise au jeûne. Mais on ne l’avait encore jamais enfermée dans une cellule basse. Jusqu’ici elle n’avait connu que la solitude et la méditation forcée dans de petites pièces attenantes à la cour intérieure du temple qui comportaient une fenêtre étroite et élevée d’où l’on ne pouvait voir que le ciel. Cependant elle laissait entrer assez de lumière pour éclairer les murs de pierres froides mais sèches. Chacune de ces pièces étaient pourvue d’une table basse, d’un tabouret à l’assise incurvée et d’une paillasse au confort sommaire mais dont la dureté n’égalait en rien celle de la planche du cachot. Les cellules basses se trouvaient quant à elles, sous le temple. Accessibles par une trappe dans la seconde cour, derrière la Porte Lune, un escalier, taillé dans le roc, y menait dans une ombre crasseuse et moite. Un soupirail creusé près de la voûte laissait à peine entrer l’air et un timide filet de lumière. Les parois suintaient une eau saumâtre et une algue gluante s’étalait dans les coins et sur le sol. La brume venue du fleuve venait croupir ici tout comme les infortunés occupants qu’on y jetait.

    Il devenait de plus en plus difficile de se réchauffer et de respirer. Naïta s’était emmitouflée dans sa pèlerine remontant un pan de laine sur son visage pour éviter de suffoquer. Elle entreprît de briser la planche en deux ce qui s’avéra simple tant elle était vermoulue. Elle posa une partie sur le mur pour s’y adosser et s’assis sur l’autre morceau en tailleur.

    Elle avait fermé les yeux et contrôlait maintenant parfaitement sa respiration, disparaissant sous son capuchon lorsqu’elle entendit des pas. Quelqu’un descendait prudemment les marches à pic et glissantes de l’escalier. La fillette ouvrit un œil et tendit l’oreille. Elle était prête à simuler un profond sommeil lorsqu’elle entrevît en haut de la lourde porte, le dessus du crâne de son visiteur entre les barreaux rouillés de l’étroite ouverture de garde.

    « Maître ! » s’écria-t-elle en se levant d’un bond.

    La main du chaman se présenta entre les barreaux et Naïta saisi ce que le vieil homme lui tendait. Une petite bourse de cuir nouée.

    «Ce sont des graines de Nigelle. Cela te permettras d’hydrater ton corps et de mieux supporter l’abstinence de nourriture pendant quelque temps.» 

    «Merci Maître… Quelque temps? Savez vous quand je pourrais sortir?» 

    « Je l’ignore mon enfant. Il semble que tu ai définitivement contrarié ton père. J’ai bien tenté de lui parler mais tu le connais aussi bien que moi, il ne veut rien entendre, du moins pour le moment. » 

    « Mais je dois le voir ! »  

    « Je crains malheureusement qu’il te faille attendre et faire preuve d’une grande patience Naïta. Nous allons devoir laisser couler l’eau du fleuve pendant plusieurs jours avant d’espérer un signe de Toräl. » 

    Naïta poussa un long soupir en s’adossant à la porte. A travers l’épaisseur du bois elle pouvait ressentir l’aura bienfaitrice du maître des prières.

    « Et vous Maître ?! Vous ne pouvez pas me libérer ? »

    « Ah ma pauvre enfant, je me demande justement ce qui est encore en mon pouvoir ici. Le temple s’est vidé et même si j’ai décidé de rester je n’ai ni le droit ni les moyens de te faire sortir d’ici. J’estime que ta place n’est pas celle-ci même si il est certain qu’une punition s’imposait ! »

    Sur ces dernières paroles Naïta senti l’ombre d’un reproche. Bien sûr elle avait mal agi. Mais sa désobéissance pouvait s’avérer être une aubaine cette fois.

    « Maître… J’ai vu l’Azur ! »

    A ces mots elle sentit le chaman se redresser derrière la porte.

    « Que dis-tu ? » 

    « J’ai vu l’Azur… Il volait dans le soleil droit vers moi. J’ai d’abord cru à une vision mais il était comme un grand nuage. Il s’est posé près de la pointe du destin, il m’a vu mais lorsque j’ai prié l’Arcane de me protéger il a cessé de me tourmenter et il est parti. »

    La fillette avait parlé d’un jet, encore animée de ce qu’elle avait vécu dans la montagne. Il y eu un silence et le chaman demanda d’une voix tremblante comme doutant de ce qu’il venait d’entendre. 

    « Tu as vu l’Arcane ? »

    _____________

      

    Les jours qui suivirent furent interminables pour Naïta. L’Arcane n’ayant pas reparu, les habitants de la cité avaient peu à peu regagné leur logis même si la grotte de la gorge avait été aménagée pour les accueillir en cas d’une nouvelle alerte.

    Le chaman avait une fois de plus tenté de raisonner Toräl mais ce dernier semblait décidé à ne plus se soucier du sort de sa fille. La fillette avait reçu la visite de sa mère puis de Yâo en compagnie du maître. L’ami de Naïta n’avait pas été d’un grand réconfort tremblant de froid et de peur à la vue des gardiens de la cellule. Le chef de la cité avait placé ses hommes dans les boyaux du temple afin d’être sûr que personne ne nourrisse la fillette à son insu.

    Puis les visites furent interdites. C’était un coup de trop porté au cœur de Naïta. L’apaisement que lui apportait le maître des prières lui était également retiré. Petit à petit le châtiment accomplissait son œuvre. L’enfant se désespérait. L’isolement était une chose, la faim en était une autre. Même si elle avait toujours les précieuses graines que le chaman lui avait donné, la privation qu’elle subissait commençait à s’emparer de son esprit. De douloureuses contractions avaient envahis son ventre au fil des jours, puis de violentes brûlures lui rongeaient les entrailles comme si tout son être en manque se dévorait lui-même pour subsister. Son corps entier souffrait et s’amaigrissait. Naïta sentait ses forces l’abandonner. Elle avait de plus en plus de mal à se mouvoir et ne pouvait se lever sans être prise de vertiges.

    Elle en venait à ne plus savoir pourquoi elle était là et dans ses pensées, la vision de l’Azur se brouillait comme un vague souvenir qu’elle ne parvenait pas à retenir. Seul restait cet œil en colère qui la fixait sans ciller. Elle s’éveillait parfois au milieu des ténèbres et pleurait en silence. Elle ne voulait pas que les gardes l’entendent. Pour rien au monde elle n’aurait fait ce plaisir à son père.

    Une nuit, elle rappelât à elle l’image de l’Arcane, suppliant le seigneur du ciel de venir la chercher. Le lendemain, malgré sa faiblesse, Naïta était réveillée à l’aube par des cris, des tirs de fusils mais surtout par un énorme tremblement qui ébranlât toute la muraille sous le temple. Cela durât un moment avant qu’elle prenne conscience de ce qui se passait au-dehors. Elle se redressât et comprît en entendant l’énorme grognement qui fît résonner les murs de sa cellule. Une ombre passa devant le soupirail et la fillette se colla à la porte.

    Il était là ! L’azur était dehors, agrippé à la paroi rocheuse qu’il entamait de ses griffes acérées. Soudain le soupirail s’agrandît et plusieurs blocs de pierre tombèrent le long du cachot aux pieds de l’enfant, manquant de l'écraser. Naïta hurla et décuplant ses dernières forces, frappât sur la porte, implorant qu’on vienne lui ouvrir. Des larmes tièdes mouraient sur ses joues glacées. La vision troublée et les lèvres tremblantes, l'enfant hagarde et paralysée senti quelque chose réchauffer sa poitrine. Mais elle n'y prêta pas plus attention qu'à ses jambes qui cédaient maintenant sous son maigre poids. Elle suppliait toujours, même si ses cris n’étaient plus que des murmures enroués, quand elle senti, sous les appels et le fracas de la roche brisée, une présence derrière elle. La sensation lui fût si pesante qu’elle eut peur de se retourner. Un souffle, une main prête à la toucher, prête à se poser sur son épaule grelottante d’angoisse. Naïta entendait des cris derrière la porte. Quelque chose frappait, des clés s’échinaient dans des serrures qui ne voulaient pas d’elles, des voix s’élevaient les unes contre les autres. Les paroles du Maître réclamaient que l’on fasse au plus vite.

    Mais Naïta sentait tout ce vacarme s’éloigner de plus en plus, son esprit se fermait peu à peu au monde extérieur. Tout n’était plus que résonnance lointaine et sa poitrine se réchauffait encore. Peut-être était-ce la fin. Peut-être était-ce ainsi… Mourir. Jamais elle n’aurait imaginé cela de cette façon. Mais contre toute attente, cela n’était pas douloureux. Au contraire. La fillette sentait tout son corps libéré de ses douleurs et crispations. Un courant tiède la parcourait et une lumière douce et dorée brillait derrière elle. Lentement, elle se retourna. Son visage creusé de fatigue et de faim s’illumina pourtant face à la vision qui s’offrait à elle. Au milieu du cachot s’était formé une image de brume, alimentée par un long serpent de nuage qui descendait par le soupirail le long de la paroi. Les volutes qui tournoyaient autour, comme jouant entre elles, étaient semblables à celles qui s’étaient approchées de l’enfant lorsqu’elle s’était réfugiée sous la plateforme de la pointe du Destin.

    Mais ce n’était pas l’œil de l’Azur que Naïta avait devant elle cette fois, et tandis que sa poitrine se réchauffait de plus en plus, la fillette distingua le visage d’une femme. Elle avait des yeux et un sourire si doux qu’on l’aurait cru gardienne de toute la tendresse du monde. Délicatement, elle prenait forme, se sculptant dans le voile de vapeur dansante. Assise en lotus, elle était coiffée d’une tiare haute qui couronnait son front en un diadème d'or étincelant. Ses cheveux noirs étaient parsemés de longues mèches laiteuses, pareilles aux pans de son riche vêtement qui flottait autour d’elle. Sur ses épaules reposait un reptile aux yeux perçants et au corps couvert de plumes.

    On aurait dit une princesse des temps anciens. Son regard empli de bonté enveloppait Naïta d’un sentiment de bien-être intense. Sans doute était-ce une de ces grandes prêtresses bienfaisantes qui viennent vous chercher afin de vous guider vers l’autre monde. Un sourire se dessina sur le visage de la fillette et l’apparition tendit la main vers sa joue encore humide de ses pleurs passés. Naïta goûta la douceur de cette brume à l’apparence d’une caresse lorsqu’elle se sentit tomber en arrière. En un éclair tout redevint sombre et froid. De nouveau sa chair transie la faisait souffrir et les sons autour d’elle se répercutaient comme le tonnerre dans son pauvre crâne.

    C’est le chaman qui retint son corps frêle et affaibli dans ses bras. Naïta perçût de nouveau sa chaleur qui l’avait quitté depuis longtemps et se laissa aller contre son sauveur. Le grondement du monstre s’évanouit au moment où elle perdait connaissance, emportée par son maître loin de sa geôle et de ses cauchemars. 

     _____________

     

    Tout cela n’était qu’un rêve… Jamais elle n’était allée dans la montagne. Jamais elle n’était tombée au fond du cachot. Jamais elle n’avait vu l’Arcane dieu du ciel et cette chimère de nuages. Jamais.

    Mais dans ce cas où était-elle à présent et pourquoi ses membres lui faisaient-ils affreusement mal ? On relevait sa tête et un liquide chaud teinté de miel coulait le long de sa gorge, distillant ses bienfaits et sa chaleur dans tout son corps. Un corps fragile, incapable de bouger. Endolori et tendu de toute part, refusant encore de se lover dans le moelleux du lit et de l’épaisse couverture où il se trouvait. Puis elle entendit vaguement des voix lointaines comme dans le creux d’une coquille de rivière. Des bruits de pas résonnèrent sur les dalles et on s’activa un moment autour d’elle puis plus rien. Le calme était revenu.

    Naïta ne sentait plus qu’une présence auprès de son lit, celle du chaman mais elle ignorait ce qu’il faisait. Elle aurait voulu ouvrir les yeux, tendre une main mais elle n’y parvenait pas. Quand la main osseuse mais douce du maître se posa sur son front et ses paupières closes, Naïta se senti mieux. Ce contact suffisait à apaiser ses tensions.

    Soudain elle sentit une vibration. Un son grave et pénétrant qui envahissait l’espace autour d’elle. La fillette ressentit de légers picotements au bout des doigts et des pieds, puis ses jambes lui semblèrent plus légères, suivi de son buste qui s’ouvrait et enfin sa tête qui se souleva légèrement. Naïta senti un courant frais mais agréable la traverser toute entière. Des pieds à la tête un flux paraissait emporter tout le poids de son corps vers ailleurs pour ne laisser que son enveloppe.

    Tout doucement, tandis que la note vibratoire poursuivait sans faillir, le corps de Naïta se souleva. Elle se senti quitter le lit, la couverture glissa de ses jambes et la main du chaman parcouru son visage, son buste, ses jambes, ses pieds puis revint vers le crâne en passant par le dos. Sa main courait au-dessus de la peau sans la toucher. C’était à peine un frôlement qui pourtant redonnait vie à son être en lui insufflant force et vigueur. La fillette, malgré sa position peu anodine, n’avait plus peur. Elle se sentait en sécurité dans cette bulle de douceur, à l’intérieur de cette porte du ciel que le maître avait ouvert pour elle.

    Après ce rituel de guérison dont elle n’aurait su évaluer la durée, Naïta senti son corps regagner le lit et s’endormit profondément sans qu’aucune douleur ne vienne la torturer. ©

    à suivre...

    Chapitre VII  

     

     

     

    La "Porte Lune".

     

     


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  • Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédictions qui se présente à elle ce jour là?

     

     L'héritage de l'Azur ©

     

    Lorsqu’elle se réveilla enfin, Naïta avait la sensation d’avoir dormi plus d’une lune. Son esprit s’était débattu tout ce temps, oscillant entre des rêves tumultueux et des cauchemars sans issues.

    Quand elle ouvrit les yeux, le chaman était à son chevet. Les cernes sous ses yeux clairs, déjà fatigués d’ordinaire, témoignaient du fait qu’il l’avait veillé pendant qu’elle était inconsciente.

    « Maître… » Marmonnât-elle en se redressant tant bien que mal contre la tête ouvragée du lit.

    « Bois ceci ! » ordonna celui-ci en lui tendant un bol d’argile fumant.

    Naïta obéi, porta la tisane de plantes médicinales à ses lèvres et bu une gorgée. Le breuvage lui arracha une grimace de dégoût. Il n’y avait pas de miel cette fois pour en atténuer l’amertume. Le précieux liquide doré et sucré se consommait avec parcimonie ici et il était conservé au temple comme un véritable trésor. Lorsqu’elle eu malgré tout terminé sa potion, le chaman lui repris le bol vide et le posa près du petit foyer où il jeta quelques poignées d’herbes et de résines odorantes sur les charbons ardents. Une épaisse fumée grimpa dans l’air et une odeur âcre envahit bientôt toute la pièce. Naïta tenta de sortir du lit mais ses bras la soutenaient à peine et ses jambes refusèrent de se déplacer. Le maître des prières se retourna et fronça les sourcils en revenant vers elle.

    « Oh non ! Pas question de bouger d’ici. A présent tu vas reprendre des forces et manger. D’ici quelques jours tu pourras te lever mais pour le moment tu restes tranquille. Est-ce bien compris ? »

    Il avait terminé sur cette question car il savait à qui il avait affaire et voulait être sûr d’avoir été entendu. Naïta obtempéra d’autant plus quand le chaman lui apporta un petit plateau de bois noir laqué garni d’une écuelle fumante de purée de pois et de courge, accompagnée de quelques tranches de viande séchée épicée ainsi que des galettes d’œufs de caille à la farine de blé noir. Un vrai festin après des jours de jeûne et d’inconscience. La fillette ne se fit pas prier pour engloutir sa pitance au risque de se brûler ou de s’étouffer. Le vieil homme resta assis près d’elle à la regarder, l’air amusé. Il était surtout rassuré à présent car il était le seul à savoir qu’elle avait bel et bien failli mourir. Si il n’avait pas fait lui même appel à la magie des Cóngs, il était certain que les simples soins prodigués n’aurait pas suffit à enrayer le mal qui avait atteint l’enfant lors de son séjour au fond du cachot. Toräl avait été trop loin cette fois.

    Mais déjà le visage rond de Naïta reprenait des couleurs. Ses pommettes hautes rougissaient à la chaleur du plat qu'elle avalait goulûment. Le maître l'observait silencieux. L'enfant avait extrêmement bien réagi aux rituels de guérison et elle avait pratiquement retrouvé toutes ses facultés et toute sa vigueur. Grande pour son âge, elle s'était toujours montrée agile et téméraire dans toutes les disciplines dispensées aux enfants de la cité. Le vieil homme détaillait son profil. Le front plat, le nez droit et le menton légèrement en retrait lui donnait, tout comme son père, cette attitude déterminée, parfois obstinée. Sa nuque toujours si droite lui procurait cette allure fière et digne qui n'était pas sans rappeler celle de certains sujets sur les fresques du temple. Le maître des prières avait toujours placé beaucoup d'espoir en cette enfant qui faisait preuve d'intelligence, de courage et de franchise en toutes circonstances.

    Entre deux bouchées, Naïta qui se sentait revivre, fit le tri dans ses souvenirs qui remontaient brusquement à la surface. Elle se frappa la poitrine avant de déglutir et se tourna vers le chaman.

    « L’Arcane… L’Arcane est revenu n’est-ce pas ? » 

    Le vieil homme qui s’attendait à la question avait entreprit d’allumer une longue pipe de bois sculptée dans laquelle il avait bourré des herbes sèches à l’odeur de pin et de miel chaud. Sa fuite avec Naïta dans ses bras lui revenait aussi en mémoire. L’Arcane était réapparu, de manière éphémère mais mémorable. De toutes évidences, il était revenu pour l’enfant, mais le maître des prières devait apprendre la raison qui avait poussé le dieu céleste à approcher aussi près de la cité. Jamais cela ne s’était produit jusqu’à ce jour. Considérée à tort comme une attaque, cette visite, certes un peu brutale, avait bousculée toute la ville une fois de plus. Toräl était dans tous ces états. Pourtant l’Arcane était reparti aussi vite qu’il était venu comme une bourrasque vive et agile, entonnant un long cri de frustration qui avait résonné dans toute la gorge.

    Le chaman tira quelques bouffées du mélange et scruta le regard de l’enfant.

    « De quoi te souviens-tu ? » demanda-t-il derrière un nuage bleuté échappé de ses lèvres plissées.

    Après l’attaque du cachot et son évanouissement, Naïta ne se rappelait plus de rien. Elle se souvenait simplement avoir failli être écrasée sous la chute du plafond de sa cellule et des hurlements de la bête couvrant les siens alors qu’elle se brisait les phalanges sur la porte fermée à double tour.

    « As-tu prié ou appelé l’Arcane durant ta réclusion ? » insista le vieil homme.

    La question étonna la fillette d’autant plus que c’est ce qu’elle avait effectivement fait. Sa surprise n’échappa guère au chaman qui se contenta de cette réponse muette.

    « Qu’as-tu dis ou fais exactement ? » 

    Naïta réfléchi un instant. Elle n’osait croire à ce que le maître des prières semblait supposer.

    « Je ne sais plus très bien. J’ai prié simplement. J’ai demandé à l’Arcane de me sortir de cet endroit sinistre. »

    Le chaman se laissa aller contre le dossier de son siège avec un soupir de contentement et un sourire énigmatique, comme si il avait trouvé la clé d’un mystère laissé trop longtemps en suspend.

    « Je ne comprend pas Maître. Que s’est-il passé ? » 

    Le chaman la regardait pensif. Il réfléchissait, tirant de plus grandes bouffées de sa pipe comme si elle allait lui apporter une réponse à ses interrogations. Il s’interrompit soudain.

    « C’est étrange vois-tu. Je pensais que tu avais fais venir l’Azur sans le vouloir en te servant de la puissance des Cóngs sur la pointe du Destin. Mais du fond de ta cellule, tu n’as ouvert aucune porte du Ciel et pourtant il est revenu, sans doute en réponse à une simple demande de ton esprit. Cela me paraît surprenant. Je savais que tu avais un don pour le maniement des pierres de prières mais appeler l’Arcane de ta seule voix c’est une chose extraordinaire. Digne du pouvoir des Anciens. » 

    Naïta fronça les sourcils.

    « Vous voulez dire que l’Arcane s’est manifesté une seconde fois uniquement en réaction à mes prières ? »

    Le chaman acquiesça en silence. Une pointe de fierté germait de nouveau dans l’esprit de Naïta après l’événement étrange de la pointe du Destin. Si le maître disait vrai, l’Arcane était venu pour elle. Juste pour elle. Pour la sauver. Cette pensée suscitait son orgueil malgré l’inquiétude. La fillette prit soudain conscience d’une chose. 

    « Mais alors… S’il venait pour me libérer, ce n’était pas une attaque ! » 

    Le chaman se redressa et quitta son siège pour attiser le feu et les charbons ardents qui réchauffaient la pièce.

    « En effet. Mais du point de vue des habitants, et surtout de Toräl, cela ressemblait à un véritable assaut, même s'il est certain que la créature ne s’est attaquée qu’à la roche de ton cachot. »

    Il jeta une nouvelle poignée de plantes sur les fragments incandescents.

    À l’évocation de son père, Naïta osa une question qui lui brûlait soudain les lèvres, même si elle devinait la réponse.

    « Mon père est-il venu durant mon sommeil ? » 

    Le chaman se tourna vers elle sans répondre, le regard empli de compassion. Naïta soupira.

    « Il ne me pardonnera pas cette fois… » 

    Le maître des prières avait de la peine pour la fillette, mais il ne souhaitait pas s’attarder sur ce sujet récurrent. Il savait bien que le ressentiment du chef des Changü envers sa fille était bien antérieur aux derniers évènements qui avaient secoués la cité. Naïta ne se trompait pas. Elle se savait différente mais, même si elle acceptait la situation avec courage depuis des années, elle n’avait pas toutes les clés de son histoire en main pour comprendre l’attitude de son père. Rien ne justifiait de traiter ainsi son enfant. Un frisson parcourra l’échine du vieil homme à la pensée du petit corps frêle et au seuil de la mort qu’il avait recueilli en ouvrant la porte du cachot. Dès qu’il l’avait tenu dans ses bras, un voile sombre avait traversé son esprit et il avait senti les derniers souffles de la fillette l’abandonner.

    « Lorsque tu as perdu connaissance et cessé de crier, l’Azur s’est volatilisé. La vigie affirme avoir vu un tourbillon de brume et de nuages remonter du fleuve vers les sommets dans un grondement furieux et disparaître dans le ciel. » 

    Naïta, oubliant vite son père n’en cru pas ses oreilles. Elle observa un moment le chaman qui avait entreprit de piler dans un mortier de marbre gris des petits morceaux de cristaux. 

    « Mais Maître ! Je ne comprends toujours pas. L’Azur n’est ni véritable, ni palpable. Il est notre dieu du Ciel mais n’a rien de commun avec le monstre que j’ai vu.»

    Le chaman retint son geste. Le pilon en suspend au-dessus des pierres réduites en une fine poudre blanche. Sans regarder la fillette il murmura.

    « Comment le sais-tu ? »

    La fillette interloquée ne su que répondre. Le maître des prières vida la poudre dans un bol.

    « Comment peux-tu en être sûre ? Certaines divinités puisent leur source dans la croyance plus que dans l’existence mais les deux les rendent réelles. L’Arcane est un seigneur du Ciel que nous vénérons depuis des siècles. L’Azur se trouve être son incarnation vivante qui se manifeste, certes rarement, et que l’on peut difficilement entrevoir, mais il est pour nous le lien unique entre le Ciel et la Terre. Créature de feu et de glace. » 

    Le chaman s’interrompit et versa dans un gobelet de grès rempli d’eau le contenu du bol avant de le tendre à Naïta. Elle comprit qu’elle devait boire cet étrange breuvage qui brillait de mille éclats. C’était comme, avaler de la poussière de Lune. Elle y voyait scintiller le cristal de roche et le quartz rose ainsi que le vert tendre de la douce émeraude. Ce n’était pas la première fois qu’elle prenait ce genre de médication, mais la présence rare de la pierre précieuse dans son remède lui rappela brusquement la gravité de son état.

    Elle bu en silence, écoutant toujours le vieil homme qui s’était rassis près d’elle.

    « Il me semble que tu as quelque peu oublié ce que je vous ai enseigné. L’Azur et l’Arcane…

    Sont deux entités qui cependant ne font qu’un.

    Divinités qui pourtant viennent un matin... » 

    Naïta récita en même temps que le maître alors que la mémoire lui revenait des textes sacrés.

    « ... Porteurs de la clé de la source du Destin.

    Soutiennent l’éternité, devenant son gardien. »

    Le Chaman sourit.

    « Je vois que tu t’en souviens. Mais quelque chose me dit que tu ne comprends pas ce que tu prononces. » 

    « Bien sûr que si !... Et je comprends mieux à présent. J’avais oublié que l’Arcane est immortel. » 

    Le maître des prières leva l’index devant le visage de l’enfant.

    « Éternel ! Pas immortel. » 

    La fillette haussa les épaules.

    « Quelle différence ? » 

    Le chaman releva ses sourcils neigeux, ajoutant des lignes d’étonnement sur son front.

    « Une différence de taille mon enfant. Éternel signifie qu’il peut vivre des siècles voir des millénaires… À la seule condition que rien ni personne ne s’y oppose. » 

    « Cela veut donc dire qu’il peut être tué ! » 

    « Bien sûr. Sa longévité divine ne le met pas à l’abri de la folie des hommes, malheureusement. » 

    « Père disait que la dernière fois que l’Azur avait paru dans ces montagnes, il avait été abattu. Est-ce vrai alors ? »

    Le Maître eu une pensée pour ce jour particulier dont il ne se souvenait que trop bien.

    « Sans doute, même si on ne peux en être certain. » 

    « Mais puisqu’il est revenu… Puisque je l’ai vu, c’est bien la preuve qu’il a survécu. »

    « Il se peut que ce soit lui ou un autre venu de plus loin. » 

    « Mais Maître, il n’y a qu’un seul Azur ! » 

    « Non Naïta, justement. Là encore nous ne pouvons rien affirmer. Juste supposer. Tu dois savoir qu'il y a des milliers d’années l’Arcane comptait sur la Terre beaucoup de créatures semblables à lui. D’innombrables à vrai dire. Tous de la même espèce, mais leur anatomie différait selon le milieu auquel ils étaient liés. Certains peuplaient les airs, d’autres les montagnes et les forêts, les grottes et les cavernes reculées. D’autres encore habitaient le fond des abysses, le lit des rivières ou même le creux d’un volcan. »

    Naïta ouvrit de grands yeux.

    « Vous voulez dire que la Terre était peuplée de monstres comme celui que j’ai vu ? »

    Le vieil homme lui jeta un regard réprobateur.

    « De monstres ils ont peut-être l’allure certaine, de par leur taille, mais il ne faut pas se fier à cette apparence. Leur intelligence était immense et leur sagesse colossale remontait aux origines du monde. Au fil des siècles ils se lièrent à la race des Anciens. Une race qui précéda les humains et qui était semblable à ce que nous sommes, mais leurs connaissances et leur lien avec le vivant étaient bien plus étendus que les nôtres et ils les mirent au service des Arcanes. Ces derniers les protégeaient en retour et on raconte même que se sont eux qui leur apportèrent la source du feu et la lumière pour repousser les ténèbres. Les Cóngs nous viennent de l'estime que ces deux peuples avaient l'un pour l'autre, et de l'art dont ils savaient faire preuve. Elles furent façonnées par les Anciens et se sont les Arcanes qui gravèrent de leurs serres avec une extrême finesse les signes magiques que portent les pierres de prières que nous reproduisons de nos jours tant bien que mal. Ces sceaux fabuleux ciselés sur des pierres prodigieuses scellèrent à cette époque lointaine un pacte de sérénité entre les deux sangs. 

    Mais, bien plus tard, vinrent les hommes qui, ardents à dominer, tentèrent de soumettre les Arcanes et de s’emparer des Cóngs, dévastant le territoire des Anciens. Les souverains du peuple humain, curieux du mystérieux pouvoir des pierres de prières s’emparèrent des plus grandes et déclenchèrent un énorme bouleversement en ouvrant une gigantesque porte du Ciel sans connaissance de sa maîtrise. L’équilibre de la Terre se renversa. Elle monta vers le Ciel et le Ciel tomba vers la Terre. Beaucoup d’humains périrent et les Anciens disparurent. Après cet événement les hommes incapables d’assumer leur propre stupidité, décidèrent de se venger des Arcanes et de leurs pierres maudites, car les créatures du Ciel ne leur étaient pas venues en aide lors du cataclysme.

    On ne revit jamais les Anciens. Quant aux Arcanes, ils perdirent tout contact avec eux, subissant même, pour certains, une dégénérescence, perdant leur mémoire, la parole et leur si grand discernement. Les humains les réduisirent à l’état de bêtes sauvages et dangereuses. Beaucoup devinrent ce pourquoi on les prenait. Ils finirent par se cacher eux aussi, n’apparaissant dans certaines contrées que poussés par la faim ou à la recherche de leurs congénères. Là encore ils se retrouvèrent pourchassés par les hommes, avides de tout ce que l’Arcane pouvait offrir comme richesses. Les légendes qui circulaient sur ce sujet étaient légion. On disait que son sang guérissait toute les blessures et donnait vie éternelle à quiconque le boirait, que son cœur était empli de pierres précieuses, que ses écailles pouvaient donné la plus légère des armures et qu’elle résistait aux flèches et au feu. Mais la plupart des Arcanes blessés même grièvement n’étaient jamais retrouvés. On dit qu’ils allaient se cacher pour mourir ou pour se consumer eux-mêmes et renaitre de leurs flammes. Pourtant cela reste peu probable puisque au fil des siècles, il y en eu de moins en moins, de même que les loups ou les ours. Leurs seuls refuges après les bois ou les volcans, furent les plus hauts sommets de notre monde. Derniers lieux de paix et de silence sous les neiges éternelles où aucun humain n’aurait pu s’aventurer. Seuls les Arcanes et leur feu de vie pouvaient survivre à une telle altitude. C’est de là qu’est pourtant née la citée des nuages et le mythe d’Azur, l’Arcane du Ciel. Transmis de génération en génération dans notre tribu. »

    Le chaman ralluma le foyer de sa pipe et tira de nouveau quelques bouffées fumantes qui s’enroulèrent autour de sa barbe et de son front. Naïta pour sa part avait bu les paroles du vieil homme avec toute l’attention que l’on porte aux histoires les plus merveilleuses. En particulier lorsque l’on sait qu’elles peuvent prendre corps. Elle plongea ses prunelles bleues dans les yeux du maître.

    « Vous ne nous avez jamais appris cela. » 

    Le chaman soutint le regard de la fillette, quelque peu accusateur. Il se surprenait encore devant l'éclat azuré qui reposait sous ses paupières en demi-lune.

    « Ce n’était pas nécessaire, temps que l’Azur n’entrait pas dans votre vie.» 

    « Mais puisque les hommes désiraient la vengeance pourquoi n’ont-ils pas détruis les Cóngs? » 

    « Ils ont essayé mais ils n’ont pas réussis. Tu sais bien que ces pierres ne sont pas des pierres ordinaires. La marque des Arcanes les rendait indestructibles. Après maintes tentatives infructueuses les Cóngs furent enterrés, jetés au fond d’une rivière ou d’un ravin, oubliés près d’une tombe, déposés à l’orée d’une forêt. Certains racontent que les derniers Anciens cachés des yeux des humains les reprirent un à un pour les mettre en lieu sûr. D’autres disent que chez les humains, les femmes prirent certaines de ces pierres, croyant en leurs vertus et les gardèrent à l’abri des regards durant des siècles.

    « Et vous Maître ! Que croyez vous qu’il soit arrivé ? »

    « Ces deux suppositions sont exactes ! Sinon comment les humains auraient-ils appris à se servir des Cóngs ? Comment saurions-nous aujourd’hui maîtriser le pouvoir des pierres de prières si les Anciens ne nous avaient pas transmis leur savoir ? »

    « Cela veut dire que les Anciens n’avaient pas tous disparus ! » 

    « Non en effet. Et heureusement pour notre peuple, nous avons pu bénéficier des pouvoirs qu’ils nous ont légués. » 

    Naïta baissa les yeux sur son plateau vide, tentant de comprendre tout ce flot d'événements que le maître lui livrait tout à coup comme un privilège.

    « Mais alors, nous les Changü… De quel peuple sommes nous les descendants ? »

    En prononçant ces mots, la fillette avait instinctivement posé sa main sur sa poitrine, mais n’y trouvant pas ce qu’elle attendait, ses doigts se crispèrent sur sa tunique et elle s’écria, le regard affolé vers le chaman.

    « Mon médaillon !... Où est mon médaillon ? » 

     

     

    L'héritage de l'Azur : Chapitre VIII

     à suivre...

     

     

     

     

     

     

    Les portes du Temple.

     

     


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    Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédictions qui se présente à elle ce jour là?

     

     

     L'héritage de l'Azur ©

     

    Daïa, la mère de Naïta versa le thé épicé dans un bol ouvragé qu’elle tendit au chaman. Ces gestes étaient lents, précis et ourlés de délicatesse. Il émanait de cette femme une telle douceur que cela en était un vrai repos pour l’âme. Sa beauté était à peine flétrie et son teint de neige tranchait avec le noir profond de ses yeux, comme deux obsidiennes nichées chacune dans un croissant de lune pâle.

    Le maître des prières observait la jeune femme qui évitait son regard plus par respect que par pudeur. Naïta avait hérité de sa grâce même si parfois elle cédait la place à l’entêtement caractéristique de son père. Heureusement la fierté de Toräl et la sensualité de Daïa faisaient de la fillette une enfant belle et courageuse, digne de la tribu des Changü. Mais à cause de son père il en était tout autrement depuis sa naissance. Daïa le savait mieux que personne. La jeune femme attendait, patiente, face au maître des prières.

    Chacun d’eux était agenouillés sur un coussin de soie écarlate de part et d’autre du foyer où brûlait le charbon et sur lequel reposait la théière en fonte. Le parfum de l’infusion se mêlait agréablement à celles des braises et de l’essence du plancher sans âge. Les portes closes de bois ajouré laissaient passer la lumière et l’air de cette fin d’automne. Frais et chargé d’humidité comme toujours.

    Le chaman avait pris le chemin de la maison de Toräl tôt ce matin, laissant Naïta au repos et au calme forcé. La fillette montrait déjà des signes d’impatience, mais le maître était resté ferme. Pour le moment elle ne devait quitter ni le temple, ni le lit.

    Toräl était absent. Parti en reconnaissance avec ses hommes dans la forêt. Ce soir ils ramèneraient sûrement les derniers troupeaux dispersés dans la montagne. Ce que le chaman trouvait cependant bien inutile.

    De tous temps, lorsqu’il survolait le territoire de la cité des nuages, l’Arcane ne s’attaquait jamais aux troupeaux domestiqués. Il traquait ses proies bien plus haut. Se faisant certainement plus un régal de quelques takins ou bharals bien dodus que de petits bouquetins ou de maigres moutons. Mais rien ne servait de raisonner le chef des Changü. C’était peine perdue et le chaman avait une chose plus importante à faire auprès de l’épouse de ce dernier.

    Le maître but une gorgée du thé qu’elle lui avait servi tandis qu’elle se tenait les mains jointes sur ses jambes et la tête inclinée.

    « Buvons ensemble Daïa veux-tu ? »

    La jeune femme leva les yeux vers lui et s’exécuta, buvant du bout des lèvres. Le silence presque palpable entre eux se faisait pesant et le vieil homme ne voulait pas que la gêne s’installe. Il était certes inhabituel que le maître des prières se trouve en présence d’une femme seule. Encore moins qu’il lui rende une visite impromptue. Les habitants de la cité venaient au temple s’ils désiraient voir le maître et celui-ci visitait rarement les demeures des Changü.

    Mais depuis les révélations que Naïta lui avait faites, le chaman avait estimé nécessaire de s’entretenir avec la mère de la fillette. Elle avait subitement réclamé un médaillon qu’elle ne portait plus et qu’elle affirmait avoir sur elle lors de son séjour dans le cachot. Elle l’avait donc également lorsqu’elle avait vu l’Azur dans la montagne. L’enfant avait confié au vieil homme que le monstre avait brisé la roche de ses puissantes griffes et mis à jour un filon de quartz dans lequel se trouvait des pierres rouges, identiques à celle qui constituait ce fameux médaillon. Du Cinabre.

    Naïta lui avait rapporté dans les moindres détails de quelle façon le monstre s’en était emparé pour mieux les croquer. Le maître avait été peu surpris du comportement de la créature expliquant à Naïta que cette pierre ayant mille vertus, l’Azur, tout comme l’homme, les connaissait certainement.

    Depuis des siècles le Cinabre était utilisé par les Changü et bien d’autres peuples comme un puissant remède. Surnommé ‘‘Sang de l’Arcane’’ il avait le pouvoir de rendre son sang à celui ou celle qui en avait trop perdu, après une méchante blessure ou un enfantement. Elixir de longue vie, il était réputé pour calmer cœurs et esprits. Sa teinte rouge vif recouvrait depuis des générations les portes et les poteries d’un vermillon flamboyant. Lié par de l’armoise à de l’huile de ricin, il fournissait une encre d’excellente qualité et procurait aux sceaux des manuscrits un rouge éclatant, inaltérable.

    Quant à l’Azur, la pierre de bien maintenait peut-être en lui un éternel feu qui jaillissait de sa gueule lorsqu’il montrait sa colère et façonnait les nuages.

    Mais ce qui préoccupait le chaman à présent c’était de savoir où était ce médaillon.

    « Daïa je suis venu te voir car j’ai besoin de ton aide. Ta fille réclame un bijou qu’elle a perdu et qu’elle avait encore sur elle lorsqu’elle était au cachot. Sais-tu de quoi il s’agit ? J’avoue pour ma part ne pas y avoir prêté attention quand je l’ai sorti de sa geôle. »

    Le visage de Daïa s’assombrit et elle esquissa un sourire gêné.

    « Oui Maître. Je sais ce que c’est. C’est un bijou qui se donne de mère en fille dans ma famille mais il doit se porter caché sous les vêtements. J’ignore pourquoi. C’est ainsi depuis toujours. Je l’ai donné à Naïta… »

    « Quand ?!... quand lui as-tu donné ? » 

    Sur le chemin de ses réflexions, le chaman avait soudain pensé à une chose et n’avait pu s’empêcher d’interrompre Daïa. Sans hésiter la jeune femme lui répondit.

    « Je lui en ai fais don pour la fête de sa naissance. Je lui ai donné la veille alors qu’elle était couchée et que nous étions seules toutes les deux. » 

    « Et où est-il à présent ? » demanda le chaman qui se doutait de la réponse.

    Daïa le regarda comme si elle s’apprêtait à lui livrer un lourd secret.

    « Je le lui ai repris… Mais je lui rendrai. C’est que, lorsque nous avons préparée Naïta au rituel de guérison avec les femmes du temple, sachant qu’elle devait être vierge de tout vêtement et ornement, je n’ai pu faire autrement que de le récupérer. Je ne pensais pas qu’elle s’en souviendrait, après tous ces évènements. » 

    « Pourtant si, elle s’en souvient. Mais ne te tourmente pas. Tu pourras bientôt le lui rendre, elle ne tardera pas à rentrer chez toi. » 

    Daïa semblait soulagée mais le vieil homme ajouta une chose.

    « J’ai bien compris qu’il s’agit d’une relique secrète qui se transmet chez les femmes de générations en générations et qui ne doit pas être vue des hommes mais… peux-tu me le montrer Daïa ? » 

    La jeune femme eu un imperceptible mouvement de recul et porta instinctivement sa main sur sa poitrine couverte d’étoffes brodées.

    Le chaman la fixa. Le bijou était sur elle. Son regard insistant et un sourire bienveillant accompagnèrent son geste, invitant Daïa à lui dévoiler le médaillon. La jeune femme écarta les pans de son ‘‘ruqun’’ et lui présenta l’ornement qui manquait tant à Naïta.

    Soudain le chaman se souvint de cet objet dont la vue ne lui avait pas échappé le jour de la naissance de la fillette. Ses préoccupations étaient ailleurs que sur ce bijou ce matin là. Les gémissements de Daïa proche de la mort et puis le sang, la délivrance et les cris de l’enfant. Et ce médaillon caché sous la chemise de coton fin, trahi par la transparence de l’étoffe mouillée de sueur. Oui, il s’en souvenait comme si ces dix années n’avaient duré qu’un jour. Ce qu’il n’avait pas oublié non plus c’était la lueur des premiers rayons dorés qui inondaient le lit de Daïa et les appels de la petite qui s’étaient alors confondus de concert avec ceux de l’Azur. Au moment où le dieu céleste était passé comme une ombre furtive sur la cité, Toräl avait blêmi se précipitant au dehors alors que Naïta, couchée sur le sein de sa mère tenait dans ses minuscules doigts potelés le bijou de cinabre.

    Dès que l’enfant avait été mise dans son berceau d’osier suspendu près du lit de Daïa, tout signe de la présence de l’Azur s’était évanoui et la vie avait reprit son cours. Le vieil homme n’avait plus repensé à ce pendentif.

    Se refusant à le toucher, le chaman demanda à l’observer de plus près. La jeune femme le détacha de son cou et le tendit vers le maître des prières.

    Le médaillon était très vieux mais les ciselures, qui dessinaient une représentation de l’Arcane, avaient conservé toute leur finesse. Ce joyau devait dater des Anciens. En témoignait ce travail d’orfèvre qui frôlait la perfection. La pierre était ronde et plate avec en son centre un carré évidé par lequel passait le cordon noué qui permettait de l’accrocher à son cou. Mais avant tout il s'agissait, là encore, du cercle et du carré. Ciel et Terre de nouveau réunis au même titre que sur les Cóngs. Sur l’une des faces de la pierre se trouvait un grand reptile enroulé sur lui même. Fait d’écailles et de plumes il s’entourait de volutes de nuages et se lovait autour du carré, sa tête reposant sur sa queue. L’autre face quant à elle, présentait un dessin plus épuré mais assez énigmatique. Il semblait représenter de hauts sommets de montagnes gravés de signes étranges s’avérant très proches de ceux qui ornaient les pierres de prières. Le chaman devait admettre qu’il n’avait jamais vu pareille merveille. 

    Le maître remercia Daïa qui s’empressa de remettre son précieux trésor à l’abri. Le vieil homme se leva et pris congé de la jeune femme quand soudain, il se souvint d’une dernière chose qui lui taraudait l’esprit et qui allait sûrement s’éclaircir. Il se retourna vers la jeune femme avant de franchir le seuil de la demeure.

    « Encore une question Daïa. Peux-tu me dire si Naïta n’a jamais eu, durant son enfance, l’occasion de toucher ce bijou ou de te le ravir, même pour quelques instants ? »

    Daïa se tourna vers lui, interloquée mais fouillant ses souvenirs. Au bout d’un moment elle finit par lui répondre.

    « Il me semble que c’est arrivé oui… Une seule fois car j’ai toujours prie garde. Je lui apprenais une prière je crois et voyant le cordon autour de mon cou elle s’est empressée de déloger mon médaillon pour le toucher tandis que nous psalmodions ensemble. » 

    Malgré lui, le chaman senti un léger frisson lui parcourir l’échine.

    « Te rappelles-tu quand cela s’est produit ? Quel âge avait-elle ? » 

    « Je crois qu’elle avait deux ans… Oui c’est cela. Je m’en souviens à présent. Comment oublier cette journée. L’Arcane avait survolé la cité ce jour là. La vigie n’avait même pas eu le temps de donner l’alerte. » 

    Voilà le souvenir que le maître redoutait.

    « Tu es bien certaine qu’il s’agit du même jour ? » s’efforça-t-il de demander dans le plus grand calme, refusant de laisser paraître les conclusions qu’il en tirait.

    « Oui Maître, j’en suis sûre. Toräl était dans une colère noire. Mais l’Arcane a disparu une fois de plus dans la brume et on ne l’a jamais revu… Avant ces derniers jours bien sûr. » 

    L’enthousiasme de Daïa était soudain retombé sur ces derniers mots. La venue de l’Arcane bouleversait de nouveau sa vie. Sa fille lui manquait, elle avait tremblé pour elle. De plus elle avait dû supporter les humeurs et le courroux de son époux, qui avait fait subir à leur enfant, un châtiment qu’elle n’aurait pu imaginer et contre lequel elle s’était élevée sans résultat.

    Le maître des prières savait tout cela et il s’en désolait. Mais à présent il savait bien d’autres choses et devait prendre les décisions qui s’imposaient. Mais la mère de Naïta avait senti l’inquiétude du vieil homme.

    « Maître ?... Dois-je vraiment lui rendre ce médaillon ? » 

    Le chaman jeta un œil vers la jeune femme. Elle aussi avait compris que le bijou qui lui venait des Anciens était peut-être aujourd’hui une source d’ennui.

    « Je vais en parler avec ta fille mais je crois qu’il est en effet préférable que tu le conserve à l’abri. Si elle ressent le besoin d’appeler l’Arcane de quelques façons que ce soit et qu’elle porte ce pendentif, nos problèmes risques de venir à bout des forces de ton époux. » 

    Daïa resta stoïque mais ses yeux s’emplir de larmes.

    « Je savais que ce jour viendrait mais je ne pensais pas que mon présent en serait responsable. »

    « Tu n’a rien à te reprocher Daïa. Ta fille est différente mais pas exclue. Et je ferai tout mon possible pour que cela n’arrive plus. Reposes toi à présent. Je vais aller parler avec elle et dans quelques jours elle rentrera ici. »

    La jeune femme acquiesça, laissant partir le maîtres des prières. Elle le regarda traverser la cour, appuyé sur son bâton sculpté. Il avait franchi la grande porte de la demeure et son porche lorsque Daïa perçu un bruit sur le côté de la maison. Se penchant pour mieux voir du haut des marches elle aperçut  une silhouette menue qui se dirigeait vers elle. Rendue à la lumière de la cour elle reconnu son second visiteur de la journée. C’était Yâo.

     

    à suivre...

    L'héritage de l'Azur : Chapitre IX

     

     

     

     

    Éclat de Cinabre.

     

     


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    Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédictions qui se présente à elle ce jour là?

     

     

     

     L'héritage de l'Azur ©

     

    Naïta terminait de nouer son chignon traditionnellement maintenu avec son peigne de jade comme le faisait sa mère ainsi que toutes les femmes Changü. Mais sur ces gestes perpétrés des centaines de fois et presque automatiques, elle ne parvenait pas à lisser sa chevelure de jais et perdait patience. Sa main était crispée, ses doigts fébriles, et quelque chose bouillonnait en elle. La fillette n’arrivait pas à croire ce qu’elle avait entendu quelques minutes plus tôt.

    Son ami Yâo, qui lui avait rendu visite, lui avait rapporté les bribes d’une conversation qu’il avait surprise entre le chaman et Daïa, la mère de Naïta. Pour une fois, la discrétion excessive du garçon lui avait été utile. Venant simplement voir si son amie était rentrée chez elle, il n’avait pas osé se présenter sur le seuil de la demeure en percevant la voix du chaman. Puis à force d’entendre il s’était mis à écouter de plus en plus attentivement jusqu’à se sentir porteur d’un formidable secret. Après le départ du maître des prières, lorsque Daïa l’avait entendu il était sorti de l’ombre et s’était approché comme si de rien n’était. La mère de Naïta lui avait dis qu’il trouverait sa fille au temple car elle n’était pas encore rentrée. Sur ce, le jeune garçon avait prit ses jambes à son cou pour venir avertir son amie.

    Vraisemblablement le mystérieux médaillon avait le pouvoir d’appeler l’Arcane et le chaman et Daïa avaient, d’un commun accord, décidé qu’il ne serait pas rendu à la fillette. Naïta comprenait mieux à présent cette présence ressentie sur sa poitrine et cette douce chaleur perçue à chaque approche de l’Azur. Le bijou lui apparaissait encore plus indispensable à présent. Mais une chose la plongeait dans une terrible colère mêlée d’un profond chagrin. Quelques instants avant que Yâo ne vienne lui révéler la vérité, elle avait vu le chaman. De retour au temple, le maître des prières ne lui avait pas caché son entrevue avec sa mère mais il lui avait annoncé que personne n’avait retrouvé son médaillon et qu’on ignorait où il pouvait se trouver. Naïta en avait conclu qu’elle l’avait peut-être égaré dans le cachot. Sans doute était-il resté enfoui sous les décombres de la paroi que l’Azur avait détruite. Dans ce cas, impossible de le récupérer. Et voilà qu’à présent elle apprenait que sa mère le portait de nouveau sur son sein. Mais pourquoi lui en avait-elle fait cadeau dans ce cas ? Pourquoi le chaman lui avait-il menti ? Le maître des prières avait toujours affirmé que l’Azur ne voulait aucun mal aux habitants de la cité. Se mettait-il à avoir peur lui aussi ? Comme sa mère. Comme son père. Tous avaient peur mais ce qui mettait Naïta en rage était qu’apparemment personne ne lui faisait confiance. Le maître n’avait pas eu l’honnêteté de lui expliquer ce qu’il avait conclu à propos du médaillon de Cinabre. La fillette aurait pu comprendre. Elle avait toujours écouté le vieil homme et lui avait constamment obéi. S’il ne l’avait pas traité comme une enfant et s’il avait bien voulu lui donner les raisons de ne pas lui rendre le bijou, Naïta n’aurait pas insisté. Mais puisqu’ils avaient préféré l’évincer de leurs petites manigances, elle ne se laisserait pas berner plus longtemps et allait de ce pas reprendre ce qui lui revenait de droit.

    Elle avait enfin réussi à nouer sa longue chevelure et le reflet que lui renvoyait le miroir d'hématite polie la surprit malgré elle. Sans y avoir prêté attention au début, elle prenait subitement conscience que ses traits avaient changés. Elle semblait avoir vieilli. Sans doute était-ce une illusion due à sa colère, sa fatigue et les derniers évènements qui l’avaient marqués. Mais dans son regard insistant elle avait l’impression de discerner quelqu’un d’autre derrière le masque de son visage. Quelqu’un ou quelque chose de sombre. Une force qui s’intensifiait et prenait sa source dans la frustration que Naïta ressentait. Son image, découpée dans les multiples éclats de la pierre noire, était fière. Et même si des larmes faisaient briller ses yeux, elle relevait dignement le menton se défiant elle-même.

    Après tout elle n’était pas responsable de ce changement en elle. Elle n’aurait pas eu l’idée d’agir comme elle s’y apprêtait si on ne lui avait pas menti. D’ailleurs ne lui avait-on pas menti depuis toujours ? Plongeant dans le reflet de ses yeux bleus, Naïta sentait sa tête tourner pour mieux brasser le mélange de ses souvenirs. Tout paraissait si confus à présent. Elle ne savait plus comment distinguer la vérité du mensonge.

    Depuis des années on ne cessait de lui signifier sa différence, avec dureté ou bienveillance selon les cas. Son père y avait fait maintes fois allusion mais avait évité d’en dire plus lorsque la fillette avait voulu savoir. Sa mère ne disait rien et son silence s’était traduit en honte pour Naïta. Oui, sa mère avait sûrement honte d’avoir mise au monde une enfant aux yeux bleus, impétueuse et désobéissante. Car depuis des siècles, les Changü n’avait jamais eu à compter au sein de leur peuple une personne aux yeux d’azur comme les siens. Toräl avait longtemps prié dans le temple après sa naissance, espérant sans doute que cette teinte inhabituelle dans le regard de sa fille, s’effacerait avec le temps. Mais au fil des ans, le chef de la cité des nuages n’avait plus mis un pied dans le temple tandis que le chaman affirmait à l’enfant qu’elle bénéficiait certainement d’un don rare car ses yeux bleus étaient l’apanage du peuple des Anciens. Les fresques qui les représentaient dans le temple le prouvaient bien. Naïta avait passé des heures entières à admirer ses peintures murales où elle pouvait contempler les seuls êtres qui lui étaient semblables mais qui hélas, avaient tous disparus.

    A force d’entendre qu’elle était unique, la fille du chef, de surcroît sa seule enfant, avait pris son rôle d’héritière très à cœur. Malgré les rumeurs, les messes basses et les sarcasmes des autres enfants ou de certains adultes, Naïta avait placé toute sa confiance dans la seule personne qui semblait croire en elle et qui lui apprenait tant de choses. Très tôt dans l’esprit de la fillette un sentiment, une intuition avait germé, lui assurant que son apprentissage était vital et qu’il pourrait la sauver de tous les mauvais pas. Cette pensée persistante avait fait de l’enfant une disciple habile et passionnée, avide de connaissances.

    Ses facultés au maniement des Cóngs, la facilité déconcertante avec laquelle elle avait appris les multiples signes qui ornaient les pierres de prières, son besoin d’espace et de découverte, toujours loin de la cité, et le lien exceptionnel qu’elle entretenait avec la montagne. Son indépendance qu’elle assumait parfaitement. Toutes ses qualités avaient fait d’elle une enfant pleine de promesses et d’espoirs pour le chaman.

    Mais que signifiaient ces espoirs si, dès lors qu’une chose extraordinaire se produisait, on la lui retirait. Qu’attendait-on d’elle finalement ? Le vieil homme ne l’avait-il pas bercée d’illusions jusqu’à ce jour ? Maintenant que la situation lui échappait, il se révélait aussi faux que les autres.

    Naïta abandonna son double et quitta la salle de méditation où elle était resté alitée depuis sa sortie du cachot. Sur le seuil elle enfila ses chausses de laine et une veste de peau. Le froid était sec en ce jour et les nuages, qui avaient bien voulu se retirer, laissaient place aux rayons bienfaisants du Soleil qui inondaient la cours du temple. Cette lumière donnait à l’air environnant un parfum d’aventure. C’était une de ces journées que Naïta aurait choisie pour une des ses escapades en montagne. Des senteurs de neiges éternelles, de pins, de roche et de sous-bois se mêlaient divinement pour l’inviter à leur rendre visite. Mais la fillette avait une autre priorité cette fois. Elle devait éviter de se faire voir. Heureusement à la mi-journée, le temple était presque désert et le chaman consultait l’oracle dans la vaste salle des prières. La voie était libre. La fillette se faufila le long du mur d’enceinte jusqu’à la grande porte et s’éclipsa sans un bruit.

     

    Au même moment, la main fébrile du maître des prières ramassait pour la énième fois les pierres de l’oracle qui se trouvaient éparpillées devant lui. Chacune de couleur, de forme et de taille différente. Chacune porteuse d’une parole précise. Une question était posée à l’oracle et selon la lune, les heures, la position des étoiles et la course des astres, la place des pierres, jetées dans le cercle et le carré gravés au sol, donnait des réponses.

    « Lù biǎo yú tú,

    Kōng biǎo yú kuí,

    Cuǐ bì yú tā de mìng yùn,

    Xīng biǎo nǎi míng tiān. » 

    Les interprétations pouvaient être multiples pour un novice, mais pour un érudit comme le chaman, une seule réponse sage se profilait dans le langage des cristaux. Seulement aujourd’hui, les pierres se moquaient des questions. Leur réponse était infailliblement la même à chaque demande du vieil homme. Même si il sollicitait l’oracle à propos de Naïta, il avait d’abord trouvé étrange de ne pouvoir déchiffrer qu’une seule forme dans le message qui lui était donné. Puis ce fut le même ensuite, puis encore et encore. Le maître n’avait aucune opportunité pour saisir autre chose que ce qu’il lisait indéfiniment à chaque image que lui renvoyaient les pierres. Plus il insistait pour deviner une vision différente, plus la réponse paraissait limpide et indéfectible. Elle semblait inchangeable, telle un avertissement. Comme pour lui dire : ‘‘Ne cherches plus… Nous savons que tu ne veux pas voir cette issue, mais elle est pourtant celle que cette enfant doit suivre… Son destin est lié à celui de l’Azur. Elle doit le rejoindre.’’

    Il était vrai que le chaman ne voulait pas croire à cet aboutissement. Pourtant il devait s’avouer qu’il y croyait depuis le jour même de la naissance de Naïta. Mais il n’avait pas imaginé les choses dans les circonstances qui se profilaient à l’instant.

    Etait-il responsable de l’avenir de cette petite à présent ? Avait-il eu tord de la sauver pour la plonger dans un autre tourment ? Etait-il coupable de l’avoir précipitée vers ce destin ? Non décidément rien de tout cela n’était possible. Pas ainsi ! Pas maintenant ! Alors d’un geste incertain le maître des prières relançât les pierres. Une dernière fois.

     

    à suivre...

    L'héritage de l'Azur : Chapitre X

     

     

     

    Pierres divinatoires.

     


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