• L'héritage de l'Azur : Chapitre XVII


    Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédictions qui se présente à elle ce jour là?

        

    L'héritage de l'Azur ©

      

    La chaleur s'intensifiait.

    Tout autour, l'ombre prenait une densité nouvelle mais pas inconnue. L'odeur de la roche brûlante envahissait l'air.

    Naïta remua un muscle, puis un autre avant de se réveiller en sursaut. Des pas lourds, monstrueusement lourds résonnaient dans la caverne. Elle s'était endormie. Combien de temps ? Impossible de le savoir. Tout était si sombre.

    L'Azur était de retour. La fillette sentait son corps se mouvoir autour du nid où elle était une proie facile, telle un insecte au fond d'un bol. Elle se plaqua contre le creux sans grand espoir de passer inaperçue, la peur nouant déjà son ventre.

    Elle ne tarda pas à retenir son souffle d'effroi, quand la pupille reptilienne cernée de bleu et d'écailles, darda sur elle un regard perçant au-dessus du rebord de la roche. Elle se recroquevilla comme si elle espérait disparaître, se traînant le plus loin possible de l’œuf. Mais elle se trouvait là, comme un grillon au fond d'une boite, dans l'incapacité de sauter, de grimper, de s'enfuir.

    Elle n'osait plus respirer, lorsqu’elle vit l’œil du monstre se tourner légèrement vers sa progéniture. Tétanisée, la fillette ne bougea pas un cil. Qu'allait-il faire ? Aucun animal sauvage de ce monde ne pouvait supporter que ses petits soient approchés par l'homme, elle le savait. Pourquoi cela serait-il différent pour l'Arcane ? Elle risquait de payer cher le fait de s'être laissée glisser dans ce nid de pierre. Mais au moment où elle pensait être réduite en bouillie, la paupière de l'Azur vint adoucir l'éclat menaçant de son iris et il se retira dans un grognement lent et ronronnant.

    Naïta l'entendit s'éloigner. Peut-être était-il même sorti de la caverne. Elle se releva doucement et tenta une nouvelle fois d'escalader les parois lissées, sans succès. Partout où elle cherchait à s’agripper, elle ne rencontrait pas d’aspérités suffisantes dans la roche pour lui permettre de progresser vers la bordure de sa nouvelle prison.

    Dans un soupir elle se résigna, lorsqu'elle senti la pierre trembler légèrement sous ses pieds. Elle tendit ses bras de part et d'autre pour garder l'équilibre mais la secousse était infime. Lorsqu'une seconde lui fit suite, la fillette se retourna. C'était l’œuf. L’œuf avait bougé !

    Les yeux écarquillés, elle guettait un autre tremblement mais rien ne se produisit. Avait-elle rêvé ? Impossible. Prudemment, elle s’approchât de la coquille veinée. Elle tendit sa main blessée vers la chaleur qui en émanait lorsque l’œuf trembla de nouveau. Naïta recula. Cette fois, aucun doute possible. Quelque chose allait sortir de là. Même si elle s'en doutait elle n'avait pas songé se trouver à proximité lorsque cela se produirait. Et si elle ignorait encore quand cela devait arriver, ce qu'elle venait de voir laissait présager que cela n'allait plus tarder. Il fallait déguerpir au plus vite. Mais comment ?

    Elle comprenait mieux à présent pourquoi l'Arcane ne l'avait pas sortie de ce nid à coup de crocs. Elle y était très bien, pour servir de premier repas à la créature qui sommeillait dans cet œuf prêt à éclore. Elle s'était mise toute seule dans la peau d'un appétissant déjeuné, déjà couverte de l'odeur du sang, attendant patiemment près de son futur cauchemar, le privilège suprême de se faire dévorer.

    Quelle idiote elle faisait ! Elle aurait mieux fais de rester dans son boyau de terre, ou encore de sauter dans le vide depuis la plate-forme rocheuse à la sortie de la caverne. Il lui semblait passer son temps à attendre la mort alors que cette dernière prenait un malin plaisir à jouer avec elle avant de la faire basculer pour de bond du côté des ombres errantes.

    Justement elle semblait bien partie pour attendre de nouveau. A part lui donner de faux espoirs, à quoi servaient ses sursis sur son trépas ? Elle ne pouvait pas en rester là. Elle ne pouvait toujours pas se résigner, puisqu'elle était encore vivante. Elle devait essayer, réessayer, tenter encore et encore de sortir de ce nid maudit, jusqu'à ne plus avoir d'ongles ni de doigts s'il le fallait mais elle devait s'y risquer.

    Elle se tourna vers l’œuf pour le jauger, une idée saugrenue venant soudain la saisir. Si elle parvenait à se hisser dessus, elle arriverait presque à atteindre le bord et pourrait s'enfuir. Cela paraissait fou, mais elle n'avait plus rien à perdre.

    Déterminée, Naïta s’approcha donc de cette grande coquille redevenue immobile et entama son ascension. Le grand œuf ne présentait pas beaucoup plus d'avantages que la paroi rocheuse, mais la fillette parvenait à se maintenir entre les deux pour arriver à se hisser vers la liberté. Elle allait tout doucement mais sûrement. Respirant profondément, se servant aussi bien de ses pieds que de ses mains, elle se félicitait déjà de cette idée brillante qui lui sauvait la vie.

    Elle se figea en entendant un frottement à l’extérieur. Elle tendit l'oreille et perçu le son connu d'un battement d'ailes qui s'éloignait. L'Arcane s'en allait. Le monstre parti était l'occasion ou jamais de tenter une nouvelle échappée. Dans le pire des cas elle trouverai le moyen de se cacher ailleurs. Elle reprit son escalade en douceur, conservant son équilibre fragile alors que la bordure du nid était presque à portée de main. Le cœur de la fillette s'emballa. Elle manqua de glisser et se rattrapa de justesse en reprenant son souffle. De nouveau immobilisée, plus aucune prise ne s'offrait à elle pour achever son ascension.

    Elle y était presque. Poussant sur ses jambes pour se hisser une ultime fois, elle senti soudain l’œuf remuer sous son pied gauche. La vibration fut si forte qu'il pivota légèrement sur lui même, emportant la jambe de Naïta dans sa danse. Dans un élan désespéré, l'enfant serra les mâchoires et poussa de toutes ses forces sur sa jambe pour se projeter sur la paroi du nid. Ses doigts s'agrippèrent à quelques pouces du bord, mais trop loin pour espérer sortir.

    Elle se débattit avec force pour se rattraper, à coups d'ongles, de cris et de pleurs, mais tout son corps glissa vers le fond. En tombant elle buta, tête la première contre la coquille de l’œuf, qui remua de plus belle.

    Naïta se ressaisi et recula d'un bond. Il ne cessait plus de bouger. De plus en plus fort. Elle ne savait si c'était sa tête, en le heurtant qui l'avait fendillé, mais une fissure s'était formée sur son flanc et, tandis qu'il remuait toujours, elle semblait tracer plusieurs chemins à travers les veinures bleues, lézardant sa surface jusqu'à sa pointe. Soudain, deux craquelures se rejoignirent et un pan de la coquille s'ouvrit.

    La fillette sortit son poignard de sa veste. Peu importe ce qui sortirai de cet œuf géant, elle ne se laisserai pas faire.

    L’œuf semblait saigner par cette entaille ouverte sur un intérieur rougeâtre et visqueux. Peu à peu, la créature repoussait les morceaux, luttant de ses membres, de tout son corps pour sortir de son enveloppe d'ivoire bleutée, devenue trop étroite. Naïta recula jusqu’à se heurter à la paroi. Elle savait pertinemment qu'elle n'aurait pas la place de se mouvoir pour se défendre mais elle ne se ferait pas dévorer sans se battre.

    Ce qui ressemblait à une tête aux yeux clos parvint à sortir en émettant un cri strident. Plus les pans de l’œuf s'écartaient, plus la bête trouvait la force de s'en défaire. Gigotant, remuant en tous sens, se traînant sur la roche tiède, couverte de sang poisseux, tendant des fils de retenue entre elle et les morceaux de coquille, se tortillant pour y échapper. Naïta observait le spectacle à demi macabre en se rappelant des naissances de poussins qu'elle avait pu voir à maintes reprises. Celle-ci n'avait rien de commun avec ses souvenirs.

    La fillette était face à un sosie de l'Arcane, à la fois plus petit mais déjà bien assez gros à son goût. Il venait de piétiner le dernier morceau de coquille qui empêtrait sa patte arrière et il se redressa en humant l'air et en poussant de nouveaux cris aigus. Avait-il seulement senti la présence de l'enfant ? Ses yeux étaient encore fermés.

    Lentement, il se recroquevilla en déployant ses ailes fines comme une toile de lin. Puis il se figea comme s'il se concentrait sur ce qu'il sentait autour de lui, sa langue fourchue palpant l'air à maintes reprises. Naïta resta immobile sans grand espoir.

    Si cette créature ressemblait quelque peu à des espèces telles que le serpent par exemple, elle pouvait aisément repérer sa présence par la chaleur que son corps dégageait. Il ne servait donc à rien de lutter.

    De toutes manières il n'était plus temps de se poser la question. Il venait de relever sa tête écailleuse, couverte de sang et ses yeux venaient de s'ouvrir sur un iris tout aussi bleu et tout aussi glacial que celui de l'Arcane.

    Naïta brandit son poignard devant elle. Le petit monstre sembla cerner l'arme tendue vers lui et hésiter une seconde. L'enfant ne baissa pas la garde, prête à en découdre. Le jeune Arcane, détourna un instant la tête. Naïta resserra sa poigne lorsque, en un éclair, la bête se rua sur elle.

    La fillette, voulant reculer, ne pu que glisser sur le sol incurvé, se retrouvant en une seconde sous la gueule du nouveau né, déjà bien pourvu de dents acérées. D'un mouvement vif il saisi la lame, l'arrachant à l'enfant et la faisant virevolter hors du nid. Naïta se releva d'un bond, tentant de la rattraper au vol, mais trop tard. Essayant de nouveau d'escalader la paroi, elle tourna imprudemment le dos à son adversaire qui se rapprocha dangereusement d'elle. Se retournant vers lui, elle voulu en désespoir de cause, le repousser d'un revers de bras. Elle ne réussi qu'à agiter sa main blessée, dont le bandage s'était défait, devant les crocs de l'animal. D'un coup de mâchoire il captura l'étoffe tirant vers lui la main, le bras et la fillette toute entière qui s'écroula sous le poitrail de la bête. Prise de panique, la main de nouveau en sang, Naïta criant de douleur, rampa sous les pattes du jeune Arcane pour se dégager alors que celui-ci se retournait, son bandage pendant entre ses canines.

    A bout de souffle, la fillette allait rendre les armes lorsqu'il fondit sur elle. D'instinct elle tendit ses bras devant elle, fermant les yeux, accusant déjà la douleur que lui infligeraient les redoutables mâchoires.

    En un souffle, elle se retrouva plongée dans une eau d'émeraude, fraîche et profonde. Elle se retourna pour voir autour d'elle. Une étendue aquatique la cernait. Emplie de longues algues noires ondoyantes, dansant au gré des courants. Un océan, un lac ?... Et soudain un monstre sorti de l'horizon infini et effrayant des abysses. Son corps ondule à toute vitesse, il fonce vers elle, mais alors qu'elle prend peur, il la traverse sans même qu'elle sente le moindre effleurement. Tel un énorme poisson volant il s'extirpe de l'eau par bonds impressionnants puis replonge de plus belle dans les fosses marines. Il ressemble à l'Arcane mais son corps est plus long, plus fin. Il semble porter d'innombrables lambeaux de d'algues blanches sur lui, ses nageoires sont comme des ailes transparentes et larges qu'il manie avec puissance pour se mouvoir à la vitesse du vent au-dessus des vagues. Ses écailles, comme celles d'un poisson sont aussi belles et brillantes que le jade vert des Cóngs. Sa queue ressemble à celle des femmes de l'onde dont le Chamàn parlait tant dans ses légendes. Il nage loin et pourtant Naïta ne le perd pas. Elle le suit sans avoir la sensation de bouger. Elle nage près de lui à toute allure, ressentant la même hâte, la même impatience que le monstre lacustre. Il s'arrête net dans sa course, se hisse sur des rochers aux pieds de falaises imposantes dont le flanc est battu par l'écume mais dont le sommet se perd dans des brumes inquiétantes.

    L'Arcane des eaux semble attendre. Son regard se perd vers le ciel absent. Il scrute le brouillard quand son œil s'élargit. Là-haut, les vapeurs s'écartent en volutes sur le passage battant des ailes de l'Azur. Le monstre, dieu du Ciel et maître du domaine des Ases. Il vient se poser près de son semblable au museau d’hippocampe. Ils se jaugent, se respirent, s'observent en rampant sur la roche dans un tournoiement aux allures de danse titanesque. Et pourtant, une douceur suprême, une chaleur surprenante, un amour inattendu se dégage alors de cette rencontre. Leurs têtes se joignent, leurs flancs se caressent, leurs écailles de vert et de bleu de confondent dans un frottement lent et sensuel.

    Toute cette adoration entre en Naïta. La fillette se sent flotter au milieu des créatures, sentant leurs esprits aimants, devinant leurs inquiétudes de ne jamais se revoir, entrant dans le ventre de l'Azur, flottant dans l'air autant que l'eau, le tout bouillonnant autour d'elle. Les cieux s'offrent à ses yeux, voyant la Terre sous elle comme jamais, portée par on ne sait quel courant. Puis soudain une vision dans les montagnes enneigées. La caverne ! Penchée sur la plate-forme, elle s'envole de nouveau vers des contrées inconnues où de sombres montagnes pleurent les « Larmes de Feu ». Ramenées soigneusement dans la caverne et empilées pour construire le nid et y déposer un œuf duquel émane un parfum d'océan perdu. La tristesse et l'espoir envahissent tour à tour le cœur de la fillette, tandis qu'elle reprend son vol vers les sommets.

    Là-haut une porte qu'elle a déjà vue s'ouvre dans la glace, la brume envahit son corps, prend possession d'elle et la pousse vers le fond de la vallée vers une enfant humaine dont la poitrine est parée d'un médaillon de Cinabre.

    Sur la vision de son propre visage perché sur la pointe du Destin, Naïta poussa un hurlement qui l'éveilla comme à une nouvelle vie, alors qu'elle prenait conscience que le rugissement du petit Arcane était mêlé à son cri et que sa main ensanglantée était posée sur le museau de ce dernier couvert lui aussi de son propre sang.

    Alors lui vinrent quelques dernières visions éparses, de sangs mêlés, d'esprits liés l'un à l'autre de manière irrémédiable, d'âmes sœurs, de cœurs frères, de corps inséparables. Puis une phrase, des mots dans un lointain douloureux.

    « Ton sang… Ton sang pour le sien. Touches l’Arcane, mêles ta vie à la sienne et tu vivras mon enfant. »

    ______________

     

    Tout était chaud, délicieusement chaud. Presque trop. C'est cette chaleur inhabituelle qui réveillât Naïta. Elle transpirait à grosses gouttes sous sa peau de mouton. Elle souleva ses paupières lourdes. Combien de temps avait elle dormi ? Encore un temps, une durée qu'elle était incapable de déterminer.

    Elle sentit son corps quelque peu entravé et tentât de se dégager quand elle s'aperçut qu'elle dormait lovée dans les pattes et les ailes du petit Arcane endormi contre d'elle. Ce dernier ronronnait comme un bienheureux. La chaleur était bienfaisante mais la fillette se sentait comme dans un four à pain. Elle retira sa veste et s'aperçut soudain d'un léger clapotis sur le corps endormi du jeune Arcane. Elle leva les yeux vers la voûte dentelée de pierre de la caverne. De là haut, très haut, tombaient des gouttes d'eau. Doucement. L'une après l'autre, avec patience et lenteur. Alors la fillette se coucha sans hésiter sur le flanc de l'Azur et cala sa tête sous le chemin de chute de cette eau miraculeuse. À deux ou trois reprises elle manqua son coup. Prenant une goutte sur la joue ou dans l’œil, puis une fois bien positionnée elle ouvrit grand la bouche, tirant une petite langue sèche et avide, et laissa le reste se faire, se délectant de chaque goutte pure et fraîche dans sa gorge irritée, sur ses lèvres meurtries.

    C'est dans cette position, peu sécurisante mais nécessaire à sa survie, qu'elle fut surprise de voir danser soudain au-dessus d'elle les fumerolles blanchâtres, éternelles compagnes du corps de l'Arcane. Saisie par la peur, elle glissa entre les pattes du petit Azur, ne sachant où se mettre. Déjà la tête monstrueuse s'était penchée sur eux dans un grognement sourd et sa langue fendue furetait autour de la tête du nouveau né. Naïta observait la scène sans broncher, se sentant étrangement hors de danger. Son instinct ne la trompa nullement. Le monstre se retira au bout d'un moment et, alors que la fillette se redressait, un énorme morceau de viande, encore tiède de la proie dont il provenait, tomba entre ses jambes. Elle eu d'abord un haut le cœur puis bien vite, son estomac criant famine la tarauda. Elle se releva et tâta sa veste en s'approchant de l'énorme bout de chair fumante. Son couteau ! Elle n'avait plus son couteau.

    Comment allait elle s'y prendre ? A pleine main, à coups d'ongles ? A pleine dents ? Alors qu'elle se demandait de quelle manière elle allait s'y attaquer, une tête pleine d'écailles bleutées se frotta à son épaule et le long cou du jeune Arcane se faufila contre elle pour aller mordre la pâture chaude. Naïta resta sans bouger un instant, le regardant dévorer son tout premier repas. Puis sans plus hésiter elle s'approcha lentement pour tenter d'en grappiller quelques miettes sans que le petit monstre de s'en offusque mais contre toute attente il se tourna vers elle. La fillette eut un mouvement de recul. Comme dans une meute, il y avait toujours un dominant dont le privilège était de se nourrir avant tous les autres elle se dit qu'elle ferait mieux d'attendre. Mais il s'approchât d'elle avec entre ses crocs un morceau de viande dégoulinant de sang frais qu'il déposa aux pieds de l'enfant. Médusée, elle le suivi du regard. Il la regardait en hochant la tête comme un oiseau curieux, puis il ouvrit sa gueule en poussant un léger cri et se remis à engloutir sa part.

    Naïta ramassa la sienne et mordit à pleine dents dans la chair crue et sanglante.

    Jamais elle ne s'était nourri de la sorte. Sa viande avait toujours été cuite ou séchée et salée, épicée. Mais ici et maintenant elle n'avait pas le choix. Il ne s'agissait plus de vivre mais de survivre et puisque son compagnon de nichée l'avait acceptée et partageait sa pitance avec elle, elle se dit qu'elle n'avait somme toute plus grand chose à craindre. Elle mangea lentement malgré sa faim, essayant de mastiquer autant que possible

     

    Elle savait que la viande crue était lourde pour le ventre et qu'il lui faudrait du temps pour s'y habituer car elle risquait de rester à ce régime puissant pendant longtemps. Le sang chaud et visqueux qu'elle sentait couler dans sa gorge lui donnait déjà envie de dormir pour pallier aux éventuels maux de ventre qu'il lui procurerait. L'idée qu'il faudrait bien sortir de ce trou un jour où l'autre pour pouvoir se soulager lui traversât l'esprit et la fit grimacer. Repue, elle s'essuya la bouche sur sa manche et se laissa tomber au fond du nid pour sombrer dans un profond sommeil sans rêves.

    ______________

     

    Naïta s'éveilla sous le souffle chaud de son compagnon d'écailles. Elle se redressa, la tête embrumée quand la lumière du Soleil lui frappa le regard. Elle couvrit ses yeux de son avant bras, surprise de se retrouver là, dans un coin de la caverne, face à son arche béante, ouverte sur le ciel. Elle était couchée sur une paillasse de branchages et lovée dans une peau de bharal.

    Puis la mémoire lui revint, comme chaque matin depuis des jours et des dizaines de jours. Elle avait enfin réussi à sortir du nid avec son compère. L'azur était revenu avec des proies, des butins de chair encore chaude. Elle avait abandonné sa peur du monstre puisqu'il lui avait enlevé toutes les raisons de le craindre.

    La fillette fascinée, avait toujours une petite montée d'effroi au cœur chaque fois qu'il revenait à la caverne, mais cela passait doucement même si elle restait sur ses gardes. Comme pour côtoyer n'importe quel animal sauvage, elle surveillait ses gestes, allait toujours lentement, adoptait une position soumise et chuchotait presque pour parler. Les jours s'étaient succédé, identiques, les lendemains ressemblant aux veilles et encore et toujours les même rituels du levé du jour jusqu'à la tombée de la nuit.

    Naïta avait réussi à se laver avec la neige qui avait envahi la plateforme. Elle était même parvenue à nettoyer un peu ses peaux de bête et ses sous vêtements en les détrempant de poudreuse fraîchement tombée dans la nuit pour ensuite les faire sécher près des pierres chaudes.

    Un jour, l'Azur lui avait rapporté des branches de sapin dont elle s'était fait un lit plus douillet que la roche en les couvrant d'une peau de bharal qu'elle avait découpée avec son couteau retrouvé hors du nid. Elle avait passé des heures à dépecer l'animal et à tanner la peau à l'aide de sa lame et d'une pierre plate. Elle avait gratté les restes de chair, lavé avec la neige puis nourri le cuir avec un peu de la cervelle de l'animal réduite en bouillie pour graisser et assouplir sa future couverture. Grâce à ce travail improvisé, elle s'était aménagé une couche de fortune en attendant. En attendant quoi elle ne le savait même plus. En attendant mieux ? Autre chose ? Rien ? La vie serait-elle éternellement ainsi ?

    Naïta en était arrivée au point ou la question ne se posait plus. Chaque jour passait, semblable au précédent et chaque geste se répétait à l'infini. Elle ne pensait plus. Elle agissait machinalement. Dormait, se lavait, se nourrissait et dormait de nouveau. Sa blessure s'était refermée en une vilaine croûte épaisse.

    Elle avait toujours, caché au fond de son esprit, le secret espoir de sortir de cette grotte et de parvenir à rejoindre un jour sa cité. Parfois, ce dernier faisait surface comme pour lui rappeler qui elle était, d'où elle venait et pourquoi elle s'était retrouvée là. Pour le moment, elle survivait en essayant de ne pas oublier. La plupart du temps ses pensées étaient pour sa mère et pour Yâo.

    Yâo, si gentil et si froussard. Son ami d'enfance qui devait la croire morte comme tous les autres. Quelle tête feraient-ils le jour où elle passerait de nouveau les portes de la ville des nuages? Naïta repensait au jour où, étant petits ils s'étaient aventurés près de la pointe du Destin. Là, parmi les débris de roche aux alentours, elle avait trouvé une pierre blanche recourbée et lisse qui ressemblait fort à une grande canine. La fillette l'avait fièrement brandi sous le nez de son compagnon en affirmant que c'était une dent de l'Azur. Yâo était resté sceptique en l'examinant. Cela pouvait ressembler à de l'ivoire mais il y avait des traces de terre que Naïta apparentait plutôt à d'anciennes traces de sang. Comme le garçon n'avait pas voulu se laisser convaincre la petite fille lui avait concocté un mensonge bien ficelé quelques jours plus tard en lui disant être allé consulter le Chaman à propos de cette dent. Le vieux sage avait confirmé qu'il s'agissait bien d'une dent de dieu des cieux. Elle y avait accroché un cordon de cuir et en avait fait cadeau à Yâo.

    Naïta souriait en repensant à cette vilaine sournoiserie et à tous les boniments qu'elle avait pu inventer chaque fois qu'elle avait voulu entraîner son ami dans une nouvelle aventure interdite. En y songeant, il était vraiment culotté de sa part de faire passer les veinures d’une pierre pour du sang séché. En revanche, le sang séché qui trônait un peu partout sur le sol de la caverne était bien réel. La fillette ne pouvait s’empêcher d’être inquiète. L’Azur s’absentait de plus en plus souvent, de plus en plus longtemps. Ce sang qu’il laissait derrière lui après chaque passage n’était pas celui des proies rapportées. C’était le sien, tout droit sorti de cette blessure mortelle que lui avait infligé Toräl avec son Pàonà.

    Plusieurs Lunes étaient passées et l’hiver semblait décliner quelque peu, mais ici, au cœur des sommets, le manteau neigeux ne disparaîtrait pas si vite. Ce matin-là, Naïta s’était assise sur la bordure de la plateforme, les jambes pendant dans le vide immense. Sous ses pieds, la brume s’étirait avant de se lever pour un nouveau jour. Près d’elle son compagnon d’écaille s’était couché, scrutant comme elle, l’horizon doré d’un Soleil déjà haut sur la mer de nuages. Tous deux attendaient le retour de l’Azur, le retour de la seule créature capable de les nourrir. Le retour de leur mère.

    Naïta l’avait senti dès qu’elle l’avait touché à sa naissance. Tout lui était apparu comme une évidence. Les paroles du Chaman y avaient trouvé leur sens. Sa peur s’était estompée et elle s’était sentie liée à cette créature du ciel engendrée par un dieu. Il, car cela ne pouvait être qu’un mâle pour elle, la suivait partout, sans cesse. Observant ses moindres mouvements, dormant près d’elle, mangeant avec elle, se roulant dans la neige quand elle s’y lavait, l’aidant à dépecer les bêtes quand elle en prenait les fourrures.

    Il était devenu son frère. Aussi improbable que cela puisse paraître c’était la réalité car il n’était pas seulement question de complicité entre eux ou encore de fraternité pour avoir partagé le même nid. Non. Depuis sa naissance, Naïta ressentait tout ce qu’il ressentait. Elle lisait dans ses pensées et lui dans les siennes. Quand leurs regards se fondaient l’un en l’autre, elle percevait des images comme celles qui s’étaient imposées le jour où elle l’avait touché à sa sortie de l’œuf. Plus le temps passait, plus la fillette sentait ce lien se resserrer. 

    Elle se tourna vers lui et tendit sa main sur sa tête d’écailles bleutées aux reflets verts. Il se redressa dans un grognement de contentement qu’elle avait appris à reconnaître. Soudain une pensée lui vint comme une certitude. Elle n’avait jamais cherché jusqu’ici à le nommer mais à présent, un mot s’imposait en admirant ce mélange miroitant de ciel et de mousse sur son corps. La fillette, qui n’avait pas dit un mot depuis des Lunes, prononça alors le nom de son frère à voix haute dans la clarté de l’air froid, laissant échapper un nuage de vapeur de ses lèvres.

    « Lung ».

     

    à suivre...

      

    L'héritage de l'Azur : Chapitre XVII

     

     

     

     

       Vue de la caverne

     


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