• L'héritage de l'Azur : Chapitre V

    Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédiction qui se présente à elle ce jour là? 

     

    L'héritage de l'Azur ©

      

    Naïta ne put retenir un petit cri de joie lorsque l’astre du jour laissa pointer ses premiers feux entre deux pics. C’était le moment. Les secondes qui allaient suivre seraient décisives et vite écoulées. Chaque instant comptait. La fillette savait peu de choses, seulement qu’elle devait fixer le disque lumineux, à travers le voile de la porte du ciel, jusqu’à ce que ses yeux ne voient plus que lui. Se concentrer sur son éclat, oublier tout autour d’elle et observer son avenir dans la lumière blanche, aveuglante et mouvante. Exercice difficile, car il fallait conserver son calme et toute sa concentration pour garder l’énergie des Cóngs en éveil.

    Naïta y croyait vraiment. Son désir de savoir était immense, mais son excitation si grande que sa méditation manquait de maintien. Tout allait très vite et la protection de la porte ne tiendrait pas longtemps. Déjà le flamboiement de l’astre lui brûlait la vue. Mais elle tenait bon, essayant de retenir éclairs et formes changeantes pour en mémoriser les signes et les interpréter ensuite avec l’aide du chaman. Ses yeux bleus sensibles scrutaient tout, derrière ses paupières bridées quasiment closes. Pourtant la lumière si forte sembla soudain s’amenuiser.

    Le soleil poursuivait son ascension dans le ciel orangé mais une forme sombre se profilait à l’intérieur. On aurait dit qu’il se fendait en deux pour déverser la matière noire de son cœur. Naïta resta fixée dessus, hypnotisée. L’image grossissait lentement, formant une ligne obscure, épaisse et plane aux contours flous, traversant l’astre de part en part. La fillette plissa encore plus les yeux, le cœur battant. Elle n’aurait jamais rêvé mieux. Un signe, un vrai lui était envoyé ! Cela ressemblait à un grand oiseau. Un grand oiseau dont la silhouette tremblait de chaleur et s’arrachait à l’astre pour planer vers elle. Naïta perçu un infime mouvement, comme s’il battait des ailes puis planait de nouveau dans le halo que la fillette fixait depuis trop longtemps. Quelques clignements d’œil et le nimbe de matière gazeuse que ses yeux avaient créé s’estompa.

    La porte du ciel se referma en quelques secondes et l’enfant retomba brutalement sur le granit au-dessus duquel elle lévitait. Ses voiles qui avaient entouré la fillette d’une aura protectrice, s’évanouissaient doucement à mesure qu’elle reprenait ses esprits. Naïta revenait dans le réel tandis que les Cóngs laissaient mourir leur cœur de lumière pour redevenir de simples pierres.

    Tout reprenait forme autour de la fillette. La montagne, la roche de la plateforme sous ses pieds, la brise dans ses cheveux, le chant des arbres qui s’éveillent. C’était fini. Elle avait perdu le lien. Mais sans doute était-ce normal. Ce rituel ne pouvait s’éterniser sous peine d’y perdre la vue. Sans doute fallait-il être plus rapide, ne pas se déconcentrer, observer un endroit précis… Elle avait fait de son mieux. Son cœur se serra à la simple idée de ne pas être encore prête et de devoir attendre à nouveau toute une année. Une longue année et son interminable hiver, durant lequel aucune porte du ciel ne pouvait être ouverte. Quel ennui et quelle déception. Tant d’attente pour un si court instant. Naïta trouvait cela injuste mais telles étaient les lois de l’Arcane. C’est ce que le chaman lui répétait sans cesse lorsqu’elle se montrait trop impatiente.

    Elle s’étira tandis que ses yeux retrouvaient petit à petit les repères et les couleurs de son entourage. Elle s’apprêtait à se relever quand elle entendit résonner les cloches de la cité. Leur écho se répercutait comme un coup de tonnerre inattendu dans le fond de la vallée. Chaque note remontait plus haute que la précédente, gravissant les airs pour l’avertir au plus vite. L’alerte ! L’espace d’une seconde, Naïta pensa qu’elle avait dû aller beaucoup trop loin cette fois, au point que tous se mettent à sa recherche. Mais son père n’aurait pas fait une chose pareille, même pour elle. Non, c’était le signe d’un danger imminent. Les géantes n’étaient presque jamais éveillées. Même en cas d’attaque ennemie l’alarme était donnée par la mise à feu de bûchers de détresse. Une chose bien plus grave venait de se produire, et comme elle n’était pas à la cité, elle risquait d’être sévèrement punie pour son absence dans un moment pareil. Si toutefois elle revoyait la cité ! Mais qu’est-ce qui pouvait menacer la ville des nuages à ce point ? D’où venait l’attaque ? Les peuplades sur l’autre versant ne s’étaient pas manifestées depuis des mois et ils étaient en paix avec la tribu de Toräl. Il n’y avait aucune raison que les cloches résonnent sauf pour… Naïta se figea. Instinctivement, son regard se tourna lentement vers le soleil. Ce qu’elle vit la saisi, elle resta tétanisée sur la pointe de la plateforme.

    Au centre du disque lumineux, l’étrange forme volante, qu’elle avait perçue comme une image de son avenir, était toujours là. Ce n’était pas une vision, c’était réel. L’espace d’une seconde, Naïta fut profondément déçue car cela voulait dire qu’elle avait échoué dans le rituel du jour. Et avec la déception c’était l’angoisse qui s’installait à présent car cette forme n’avait rien d’un oiseau. Le chaman n’avait jamais parlé de cela. Les portes du Ciel ne faisaient pas apparaître de choses réelles, seulement des chimères et des liens avec l’au-delà. La fillette écarquilla les yeux alors que les cloches s’étaient tues. La créature battait des ailes lentement, puis planait de nouveau sous le vent. Elle se rapprochait, elle grossissait maintenant à vue d’œil occultant presque le soleil derrière sa masse imposante. Puis elle prit de l’altitude, s’arrachant à la lumière aveuglante, Naïta eu soudain du mal à la distinguer. Elle était quasiment du même bleu que le ciel. Elle était gigantesque. Des pointes se profilaient sur sa tête et une longue queue ondulait comme un serpent derrière elle. Elle venait droit vers l’enfant.

    Naïta était incapable de bouger, perdue entre terreur et fascination. Mais dans quelques instants la créature serait sur elle. Elle avait dépassé la cité. Maladroitement, la fillette rampa, reculant ses pieds et ses mains sur la roche sans quitter la bête des yeux. Les rayons du soleil se reflétaient sur son ventre, la rendant encore visible, car ses ailes se confondaient avec l’azur.

    L’azur… Azur ! Mais peut-être bien. Se pouvait-il que ce fût l’Arcane, ou son entité céleste, dont on lui avait tant parlé qui volait maintenant vers elle ? C’était incroyable. Eblouie par cette hypothèse, Naïta se rembrunit malgré tout. Elle n’avait aucune idée de ce qu’était cet être. Puissant et divin, amical ou maléfique. Il fallait se cacher, ne pas être vu de lui.

    La fillette se laissa glisser avec agilité du haut de la plateforme et atterrît en souplesse sur le sol rocailleux. Elle se colla à la paroi pour rester dans l’ombre de l’énorme rocher. Ici, elle était à l’abri mais pouvait encore voir ce qui se passait alentour.

    Quelques instants après, la bête était sur elle. Quatre battements d’ailes, et elle se posa à quelques pieds au-dessus de la plateforme. Naïta sentit le sol trembler sous ses semelles de cuir lorsque le monstre fit ses premiers pas. Coincée dans sa cachette de fortune, Naïta ne pouvait que deviner les faits et gestes de la créature en tendant l’oreille. L’expiration puissante semblait sortir du fond d’une caverne. Chaque respiration s’accompagnait d’une sorte de grognement guttural comme le roulement du tonnerre à l’approche de l’orage. Pour le moment elle ne bougeait pas, elle reprenait son souffle sans doute.

    Naïta restait collée à la paroi rocheuse tant bien que mal. Le sol penché était couvert d’une multitude de petits cailloux qui la faisaient insidieusement glisser. Tandis que la bête se calmait, son rythme cardiaque à elle s’accélérait. Elle sursauta en entendant un crissement sur la roche, puis un autre, puis encore un autre. Que se passait-il ? Sur la pente abrupte, elle vit dévaler des rochers de toutes tailles allant se jeter dans le vide. La fillette ne put s’empêcher de se pencher légèrement pour voir ce qui se passait plus haut. Ses mains se crispèrent sur le mur et son cœur fit un bond dans sa gorge où elle étouffa tant bien que mal son émotion.

    L’étrange créature était encore plus énorme qu’elle ne l’avait estimée. Elle avait l’allure d’un monstrueux lézard d’au moins trente pieds de long. Mais sa masse gigantesque se cachait derrière un voile de brume mouvante. Comme si le brouillard de la cité s’était agrippé à ses écailles et ses cornes, tout comme il côtoyait sans cesse les montagnes. Le monstre était comme un éclat de sommet, de la couleur du ciel et à l’odeur de feu. Pareil au métal ardent que l’on plonge dans l’eau à la sortie de la forge. D’où venait-il ? Et pourquoi était-il là ? La vapeur d’eau paraissait émaner de son corps tout entier. Etait-il né des nuages ou leur donnait-il vie ? Sa tête semblait penchée sur le sol et Naïta ne distinguait pas vraiment sa forme. Son dos miroitait tout en ondulant, renvoyant au soleil son éclat aveuglant, brillant comme les écailles argentées des poissons du torrent. Ça et là, entre les lambeaux de nuages qui accompagnaient les mouvements de la créature, Naïta distinguait des pattes arrière pourvues de doigts et couronnés de griffes immenses semblables à des serres de rapace. Ce qui impressionnât le plus l’enfant, ce furent les ailes de l’animal. A force d’en observer des fragments entre les volutes de nuages, la fillette nota une ressemblance troublante avec celles des chauves-souris qui vivaient dans la grotte de la gorge. Mais les siennes étaient d’un étrange bleu gris qui semblait disparaître à chaque mouvement entre les longs doigts osseux saillants sous la membrane. Naïta décela soudain un déplacement sous la tête de la créature. Elle s’acharnait sur une portion du sommet dans laquelle elle creusait en y enfonçant l’unique griffe qui terminait son aile au niveau du pouce. Une griffe de la taille d’un bras ! Après avoir dégagé une grande partie de la roche, le grand reptile y plongea la gueule et croqua les pierres qu’il avait déterrées.

    Étrange ! Une bête à l’allure si féroce qui se nourrit de cailloux ?

    Soudain Naïta sentit son pied glisser et elle perdit l’équilibre. Elle se rattrapa de justesse à une des aspérités du promontoire tandis qu’une bonne partie du sol se dérobait sous elle. Sans trop de difficultés elle se remit debout et colla sa poitrine à la paroi pour ne pas renouveler l’expérience périlleuse. Soufflant son soulagement, elle jeta de nouveau un œil vers la créature mais en resta pétrifiée.

    La bête l’avait entendue et s’était retournée. Elle regardait dans sa direction sans plus bouger. Elle l’avait vu. Elle guettait la fillette sans remuer une écaille, comme une statue de granit, prête à prendre vie et engloutir avec elle l’impudent qui profane son sanctuaire. Seules des spirales de chaleur tournoyaient hors de sa gueule entrouverte.

    Elle était magnifique et terrifiante. Le dessus de sa tête s’ornait de cornes comme en portent les bouquetins des hauts sommets. Entre celles-ci s’entrelaçaient des voiles nébuleux. Son regard rappelait celui des vipères des rochers, dont la protubérance écaillée au-dessus de l’œil dégage une éternelle colère. Naïta connaissait bien ce comportement animal. Lorsque la bête se fige et vous fixe dans les yeux avant de s’enfuir… ou de vous attaquer ! La fillette se mis à trembler. Cette bête là n’avait rien à voir avec les lièvres, les bharals ou les rares loups de la montagne. C’était un monstre venu d’un autre temps. Un être de feu et d'eau. Une chose effrayante à la mâchoire assez puissante pour broyer la roche. Et cette chose l’observait à présent.

    Naïta recula tout doucement pour disparaître de sa vue et s’enfoncer sous l’abri de la plateforme. Chaque pas qu’elle faisait, la sensation du sol sous ses pieds, sa main s’agrippant au rocher, elle croyait ressentir toutes ses choses au centuple tant ses sens étaient aux aguets. Elle se cala au fond du repli pierreux et s’accroupi, les bras autour de ses jambes flageolantes. Elle n’entendait rien et ce silence surnaturel si pesant l’obligeait à retenir sa respiration beaucoup trop bruyante selon elle. Réfréner les battements de son cœur s’avérait impossible avec l’air qui lui manquait.

    Le calme fut vite rompu par les premiers pas du monstre dans sa direction. Naïta sursauta malgré elle. Elle se recroquevilla encore plus sur elle-même, prise dans le rêve soudain de devenir minuscule et de s’enfoncer dans la terre pour disparaître. Les pas du monstre se rapprochaient, lentement mais sûrement comme le félin à l’affût d’une proie. La fillette étouffa un cri en voyant s’avancer l’énorme gueule devant l’unique ouverture de sa cachette de fortune. Tel un chaudron empli de braises ardentes, le grondement qui en sorti fini de la liquéfier sur  place. Elle tenta encore de reculer, luttant contre la terre glissante. Mais elle avait déjà le dos collé au fond de l’abri. Elle ne pouvait pas aller plus loin, elle était piégée. Elle ne bougea plus retenant son souffle en voyant enfin l’œil de la bête apparaître sous la plateforme. Un œil de serpent fixe et à l’allure sévère aussi gros qu’elle. Un œil bleu pur, parsemé de reflets mouvants, fendu d’une grande pupille noire, comme une porte à peine entrouverte sur un autre monde.

    Son museau était large et ses naseaux exhalaient une vapeur soufrée. Malgré sa terreur, Naïta se surprit à remarquer que l’animal portait une longue moustache aux reflets d’argent qui ondoyait de part et d’autre de son museau ainsi qu’une barbe sous sa gueule entrouverte, remplie de dents dressées pareilles à des poignards de glace. Des arabesques de fumerolles se dégageaient de cette tête énorme et se déployaient comme des bras tendus vers la fillette. Ils frôlèrent ses pieds crispés tels des doigts squelettiques de quelques revenants suppliants. Naïta tremblait de tous ses membres.

    Un second grognement s’échappa du monstre. Il pencha légèrement la tête tandis que sa paupière inférieure, se relevait à moitié pour mieux scruter le fond de la cachette. Il avança l’une de ses griffes sur le sol à une dizaine de pieds de Naïta. L’enfant tenta encore de reculer comme si elle avait pu pousser la roche derrière elle. Elle laissa échapper un sanglot de panique en voyant la griffe se rapprocher encore. La bête gratta une partie du sol qui se déroba un peu plus sous elle. La fillette se rattrapa de justesse à la paroi, y agrippant ses ongles jusqu’au sang. L’œil l’inspecta de nouveau. Pensant sa dernière heure arrivée, Naïta laissa échapper quelques mots, la voix chevrotante, essayant désespérément de garder ses jambes hors de portée des griffes de l’agresseur.

    « Ô, Huáng Shén Ming, hù yú, wǒ qí rǔ… Oh grand Arcane… protège moi, je t’en prie… » 

    A cet instant la bête se figea. Elle retira doucement ses griffes et jeta un dernier regard rouvrant sa paupière avant de disparaître dans un tournoiement de fumée bousculée par un vent de tempête. Naïta resta prostrée au fond de son abri encore un moment. Elle n’osait plus faire le moindre geste. Elle sursauta en entendant ce qu’elle pensa être des battements d’ailes qui s’éloignaient.

    Ce n’est qu’au bout d’un long silence qu’elle commença tout juste à se détendre et à ramper prudemment vers la sortie. Une fois dehors elle ne vit rien. Rien autour du promontoire, rien à l’horizon. Elle sorti et se mis debout difficilement. Elle avait mal partout et ne sentait plus ses jambes ni ses bras. Stupéfaite de ce qui venait de lui arriver et encore plus d’en être sortie vivante, elle se dirigea lentement vers les rochers auxquels le monstre s’était attaqué.

    Elle fut surprise de constater que sous les vulgaires cailloux que la créature avait dégagés se trouvait une pierre différente, une roche qu’elle connaissait bien. Malgré la peur encore bien ancrée dans sa poitrine, Naïta sourit en portant sa main à un médaillon qu’elle portait, caché sous ses vêtements.  ©

     à suivre...

    Chapitre V

     

     

     

     

     

     

     

    ... Comme un éclat de sommet.

     


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