• L'héritage de l'Azur : Chapitre XIII

     Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédictions qui se présente à elle ce jour là?

        

    L'héritage de l'Azur ©

     

    La pointe du destin se profilait dans le ciel du soir comme une dent brisée, couchée et prête à basculer dans le vide. Pourtant la plate-forme rocheuse était encore bien ancrée dans la montagne pour les siècles à venir même si sa surface vibrait au son des tambours. Frappant les peaux tendues sur leur cercle de bois creux, les mailloches accompagnaient les pas du cortège qui s’avançait sur le rocher des rituels.

    Le cœur battant à chaque percussion brève et sèche, Naïta avançait. Elle progressait doucement, suivant le mouvement lent et solennel de la procession. Des hommes armés et des femmes officiant comme prêtresses au temple, l'accompagnaient en colonne de torches enflammées jusqu'à la pointe de la plate-forme. Leurs ombres retombaient ondulantes sur la roche mouillée et brillante. Les poignets de la fillette étaient ligotés devant elle et elle se tenait droite, fière, presque impassible, le regard lointain. Ses yeux étaient rougis mais secs. Tant de larmes en étaient sorties, qu’elle pensait les avoir écoulées jusqu'à la dernière dans un flot de colère asséchant jusqu'à son cœur, la douceur désertant son visage. Elle allait mourir... 

    Sa vue se perdait dans l'immensité béante et impénétrable de la nuit qui reprenait ses droits au-delà de la pointe rocheuse et des flambeaux. Plus loin c'était le vide, le gouffre sombre, le noir absolu qui dévorait tout et où elle avait soudain envie de se jeter. La gueule de l'Azur s'était refermée sur le jour, emportant le monde dans l'ombre de ses entrailles. On ne distinguait rien, que les reflets des flammes se perdant sur les cimes des sapins. Un petit crachin de bruine glacée commençait à s'abattre sur l'assemblée réunie en contrebas du rocher, faisant grésiller les torches, luire les épaules cuirassées des hommes d'armes, s'insinuant froide et humide jusque dans les membres transis des plus jeunes. La procession s'était arrêtée. Naïta fut placée au centre de quatre Cóngs par un des hommes de son père, qu'elle connaissait bien. Elle chercha ses yeux, tentant de capter son regard fuyant. Elle voulait encore comprendre malgré sa résignation. Elle cherchait encore des réponses à ses questions perpétuelles qui la hantaient depuis deux jours. Comment pouvaient-ils faire cela ? Cet homme, ces gens qui l’avaient vu grandir, qui avaient joué avec elle, qui l’avaient accompagnée tout au long de son enfance, qui l’avaient toujours aimée et respectée. Pourquoi, sachant ce qui allait se produire, agissaient-ils ainsi ? Aucun d’entre eux ne lui viendrait-il en aide ? Aucun d’entre eux ne trouverait-il le courage de s’opposer à la volonté démente de son père ? Même le Chaman semblait s’y être plié ! S’ils avaient tous été de parfaits inconnus, les choses auraient été différentes. Mais en cet instant, Naïta les détestait tous, de toutes ses forces et cette rage était sans doute la seule chose qui la maintenait encore debout.

    Cet homme qui évitait le regard accusateur et insistant de la fillette... D’autres comme lui avaient certainement conscience de faire quelque chose de mal. Ce rituel était un sacrifice. Chose que l’on ne pratiquait plus depuis des dizaines d’années et encore moins avec des êtres humains. Les dernières offrandes au ciel avaient été de jeunes agneaux égorgés au soir du solstice d’hiver sur la pierre du temple. Personne ne s’était donné la peine de gravir la montagne jusqu’ici.

    Mais aujourd’hui tout était différent. Ils avaient peur, ils avaient tous peur. Toräl compris. Il n’y avait qu’à les regarder, tous réfugiés sous l’abri des arbres, prêts à se sauver, s’éparpillant dans la forêt comme un troupeau affolé en cas d’attaque. La fillette réprima un sourire. Ils étaient tous si pitoyables.

    Daïa n’était pas présente. Bien entendu ! Sa mère s’était enfermée dans le temple - à moins d’y avoir été contrainte - lorsqu’elle avait appris ce qu’on allait faire de sa fille. Sans doutes avait-elle supplié son époux. Sans doute s’était-elle traînée à ses pieds, pleurant, hurlant, pour qu’il épargne la chaire de sa chaire. Sûrement. Mais cela n’avait servi à rien et en ce moment son unique prière s’élevait du temple vers les cieux pour implorer encore. À quoi bon ! Naïta eu un soupir désabusé. Voir sa fille mourir. Quelle mère aurait pu supporter un tel spectacle ? Car c’était bel et bien un spectacle. En songeant avec quelle simplicité elle avait fait venir l’Arcane pour la première fois à cette même place, la fillette ne pu que se moquer de cette mise en scène grotesque. Alors que les hommes d’armes l’avaient laissée seule, elle promena son regard autour d’elle. Les Cóngs avaient été placés dans leurs traces et le calme s’était fait autour de la pointe du rocher. Que pouvait-il se passer à présent ?

    Au bout d’un long silence, tout juste troublé par le clapotis de la pluie, Naïta laissa échapper un rire irrépressible face au constat qu’elle venait de faire. Prise d’une rage soudaine, elle se tourna vers l’assemblée et les toisa.

    « Eh bien ?... Que regardez vous ?... qu’attendez vous ?! »

    Personne ne répondit. La plupart avaient baissé les yeux. D’autres la regardaient toujours comme si elle n’avait pas parlé ce qui ne fit qu’amplifier sa colère.

    La brume remontait de la gorge vers les sommets et envahissait doucement les lieux, transformant les flambeaux en pâles lueurs, des brûlots timides entourant le rocher. Le brouillard faisait partie de la vie de la cité, mais parfois il prenait une épaisseur, une ampleur, une vie propre qui devenait inquiétante. C’était le cas ce soir. C’était un monde qui n’appartenait ni au royaume des vivants, ni à celui des morts. Opaque, palpable et pourtant insaisissable, infranchissable et glacial, il était à lui seul le domaine des Dieux. Aucun mortel ne s’y sentait en sécurité car depuis toujours il était considéré comme le souffle de l’Azur.

    Ce voile qui envahissait tout encouragea Naïta dans ses sarcasmes. Elle se sentait moins seule tout à coup.

    « Vous semblez tous avoir oublié une chose, bande de trouillards imbéciles !... Je suis la seule à pouvoir appeler l’Azur. Alors ?... Que croyez vous ? Que je vais appeler ma propre mort ? »

    Le Chaman avait détourné son regard pour croiser celui de Toräl. Celui-ci hocha la tête comme pour approuver à la question muette du maître des prières. Ce dernier sortit du rang des prêtresses et vint échanger quelques mots à voix basse avec le chef des Changü qui acquiesçât nerveusement en disant ce que Naïta perçut car son père ne savait pas chuchoter.

    « Fais ce qui doit être fait ! »

    Le maître des prières se détourna et gravi la roche qui le séparait de la fillette, appuyé sur son bâton. Il s’avança vers elle. Naïta le regard suppliant, s’adressa à lui presque en chuchotant.

    « Mon maître, je vous en prie… Vous êtes le seul à pouvoir les convaincre et persuader mon père d’arrêter cette folie…  »

    Le vieil homme plongea son regard vif et bleu dans celui de la fillette mais il ne semblait pas l’écouter, comme pris par la transe. Il prit la main gauche de l’enfant sans méfiance et y plongea un petit poignard sorti de sa robe de bure. Naïta hurla sous la morsure du tranchant, la lame entailla profondément la paume sur toute sa largeur, brûlant la chair sur son passage. Lorsque enfin il lâcha sa main, la clameur de l’enfant s’évanouissait en écho plaintif dans l’air du soir, chargé de fumées à l’odeur âcre s’échappant des feux sacrificiels. La fillette avait arraché sa main mutilée à l’étreinte du chaman pour la recroqueviller contre sa poitrine. Elle serrait son poing en gémissant. Elle aurait cru y tenir son cœur arraché, les yeux hagards, rivés sur le sang chaud qui s’écoulait abondamment entre ses doits repliés, impuissants à le retenir. Elle était devenue livide et une puissante nausée s’empara d’elle. Elle lança au vieillard un regard empli d’incompréhension. Sa vision se brouillait soudain derrière le flot de ses pleurs et elle senti le vertige, qui jusqu’ici lui était inconnu, prendre possession de son corps. Les larmes ruisselaient sur ses joues brûlantes. Elle ne pouvait s’empêcher de sangloter comme une enfant, comme la fillette qu’elle était. Ses jambes se dérobèrent sous elle et elle tomba à genoux. Les lèvres entrouvertes et la gorge étranglée, elle était incapable de parler. Incapable de demander au Chaman pourquoi. Pourquoi lui aussi la trahissait après avoir fait semblant de la soutenir. Pourtant un sourire étira la barbe du vieillard. Un sourire doux qui n’avait rien de cruel. Naïta surprise, scruta les yeux de son maître. Son regard était maintenant doux, affectueux comme elle l’avait toujours connu dans ces moments de complicités où le vieil homme lui offrait sa compassion. Pourquoi cette attitude si confiante dans un moment pareil ? La douleur palpitant dans sa main et tout son être, Naïta comprenait pourtant qu’il se passait quelque chose. Le chaman tentait-il de lui faire entrevoir que ce qui allait se passer n’était pas fatidique ? Il revint vers elle après quelques incantations murmurées au vent, passant entre les flambeaux qui entouraient le totem. Il colla presque son visage à celui de la fillette et dit dans un souffle :

    « Ton sang… »

    Il saisi et ouvrit la main meurtrie de Naïta qui gémit à nouveau étouffant un sanglot.

    « Ton sang pour le sien. Touches l’Arcane, mêles ta vie à la sienne et tu vivras mon enfant. Courage ! »

    Sur ces mots il glissa le poignard dans la main valide de la fillette et s’écarta d’elle en déclamant, les bras levés vers le ciel :

    « Que l’Azur ai pitié de toi, Naïta ! »

    Baissant les mains il jeta un dernier regard à l'enfant. Un regard soudain triste, le front plissé d’inquiétude.

    « Adieu petite. »

    Puis il s’éloigna pour rejoindre les autres et disparaître dans la sombre épaisseur du bois, la laissant seule en apparence mais épiée de tous.

    « Tous des lâches ! » pensa-t-elle. Y compris lui. Le maître des prières semblait avoir tenté de la rassurer de manière bien étrange et brutale. Que voulait dire ses dernières paroles ? Comment pouvait-il croire une seconde qu’elle avait une chance de survivre ? Pourtant, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, cet espoir, si infime soit-il, elle le ressentait malgré tout. Une sorte d’instinct de survie certainement. Un sentiment qui tient l’être si fort, qu’il est capable de nous faire croire la mort impossible jusqu’au dernier instant, avant son baiser funeste. Seulement le désarroi que Naïta avait pu lire dans les yeux du chaman ne faisait que renforcer sa propre angoisse. Elle allait mourir et rien ni personne ne la sauverait plus désormais. Elle devait attendre à présent. Attendre sa fin avec dignité et oublier la peur. C’était cela le plus dur. Mais elle savait que tous l’observaient dans l’ombre de la forêt. Cachés comme des lapins craintifs dans leur terriers. Elle n’allait pas leur donner le plaisir de la contempler transie de peur. Après tout c’est elle, ici, qui prouvait maintenant qu’elle avait plus de courage que tous ces poltrons réunis. Mue par ce sentiment de colère qui montait en elle comme une seconde force, un deuxième souffle de vie, elle se releva et affronta l’horizon invisible, la tête haute, le front droit encore tremblant, sa main meurtrie souillant ses vêtements, mais le visage fier sur lequel ses dernières larmes finissaient de sécher au vent.

     ... à suivre.

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    Poignard du Chaman. 

     

     


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