• Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédictions qui se présente à elle ce jour là?

     

     

    L'héritage de l'Azur ©

     

    La porte de bois ferré du cachot s’était refermée sur les protestations de Naïta. La fillette avait fini par cesser de geindre pour ruminer sa contrariété puisque personne ne daignait l’écouter.

    A peine avait-elle fait un pas dans la cité, après avoir franchi la grande passerelle, qu’elle s’était aussitôt retrouvée encadrée par deux colosses qui l’avait empoignée sans ménagement. Des hommes de son père qu’elle connaissait et qui l’attendaient de pied ferme depuis qu’on avait constaté sa disparition. Naïta était resté calme et docile, ne faisant preuve d’aucune résistance se sachant en tord. Mais elle avait vite changé d’attitude lorsqu’elle avait compris qu’on la menait droit au temple et non à son père. Même si la perspective de lui faire face n’était pas des plus réjouissantes, Naïta voulait plus que tout parler à son père et lui faire part de sa rencontre avec l’Azur et de sa découverte. C’était important. Tout le monde devait savoir.

    Ce n’était pas sans une certaine fierté et toute exaltée qu’elle avait dévalé la pente sur le chemin du retour, enorgueillie des précieuses informations dont elle était porteuse. Mais voilà qu’aux portes de la ville elle trouvait celle-ci déserte et se faisait mener au temple, vide lui aussi, pour y être enfermée comme une criminelle. Ses geôliers qui étaient restés sourds à ses tentatives pour les amadouer n’avaient pas desserré les dents une seule fois et s’étaient évanouis dans l’air après l’avoir enfermée à double tour.

    Ayant crié pendant un moment l’injustice dont elle était victime en meurtrissant ses poings sur la porte de sa prison, elle s’était finalement assise sur la planche couverte d’un lambeau de laine rapiécée qui lui servait de couche.

    La cellule était exiguë et si haute qu’on se serait cru au fond d’un puits. La fillette pouvait à peine s’allonger ou tout juste en chien de fusil. Le nez près d’un pot en terre cuite dans lequel les excréments du dernier occupant distillaient encore une odeur pestilentielle. Cette fois-ci son père n’avait eu aucune pitié. Ce qui inquiétait Naïta c’était de ne pas savoir combien de temps il comptait la laisser moisir dans ce trou humide et sombre.

    Ce n’était pas la première fois qu’elle était punie par l’isolement et la mise au jeûne. Mais on ne l’avait encore jamais enfermée dans une cellule basse. Jusqu’ici elle n’avait connu que la solitude et la méditation forcée dans de petites pièces attenantes à la cour intérieure du temple qui comportaient une fenêtre étroite et élevée d’où l’on ne pouvait voir que le ciel. Cependant elle laissait entrer assez de lumière pour éclairer les murs de pierres froides mais sèches. Chacune de ces pièces étaient pourvue d’une table basse, d’un tabouret à l’assise incurvée et d’une paillasse au confort sommaire mais dont la dureté n’égalait en rien celle de la planche du cachot. Les cellules basses se trouvaient quant à elles, sous le temple. Accessibles par une trappe dans la seconde cour, derrière la Porte Lune, un escalier, taillé dans le roc, y menait dans une ombre crasseuse et moite. Un soupirail creusé près de la voûte laissait à peine entrer l’air et un timide filet de lumière. Les parois suintaient une eau saumâtre et une algue gluante s’étalait dans les coins et sur le sol. La brume venue du fleuve venait croupir ici tout comme les infortunés occupants qu’on y jetait.

    Il devenait de plus en plus difficile de se réchauffer et de respirer. Naïta s’était emmitouflée dans sa pèlerine remontant un pan de laine sur son visage pour éviter de suffoquer. Elle entreprît de briser la planche en deux ce qui s’avéra simple tant elle était vermoulue. Elle posa une partie sur le mur pour s’y adosser et s’assis sur l’autre morceau en tailleur.

    Elle avait fermé les yeux et contrôlait maintenant parfaitement sa respiration, disparaissant sous son capuchon lorsqu’elle entendit des pas. Quelqu’un descendait prudemment les marches à pic et glissantes de l’escalier. La fillette ouvrit un œil et tendit l’oreille. Elle était prête à simuler un profond sommeil lorsqu’elle entrevît en haut de la lourde porte, le dessus du crâne de son visiteur entre les barreaux rouillés de l’étroite ouverture de garde.

    « Maître ! » s’écria-t-elle en se levant d’un bond.

    La main du chaman se présenta entre les barreaux et Naïta saisi ce que le vieil homme lui tendait. Une petite bourse de cuir nouée.

    «Ce sont des graines de Nigelle. Cela te permettras d’hydrater ton corps et de mieux supporter l’abstinence de nourriture pendant quelque temps.» 

    «Merci Maître… Quelque temps? Savez vous quand je pourrais sortir?» 

    « Je l’ignore mon enfant. Il semble que tu ai définitivement contrarié ton père. J’ai bien tenté de lui parler mais tu le connais aussi bien que moi, il ne veut rien entendre, du moins pour le moment. » 

    « Mais je dois le voir ! »  

    « Je crains malheureusement qu’il te faille attendre et faire preuve d’une grande patience Naïta. Nous allons devoir laisser couler l’eau du fleuve pendant plusieurs jours avant d’espérer un signe de Toräl. » 

    Naïta poussa un long soupir en s’adossant à la porte. A travers l’épaisseur du bois elle pouvait ressentir l’aura bienfaitrice du maître des prières.

    « Et vous Maître ?! Vous ne pouvez pas me libérer ? »

    « Ah ma pauvre enfant, je me demande justement ce qui est encore en mon pouvoir ici. Le temple s’est vidé et même si j’ai décidé de rester je n’ai ni le droit ni les moyens de te faire sortir d’ici. J’estime que ta place n’est pas celle-ci même si il est certain qu’une punition s’imposait ! »

    Sur ces dernières paroles Naïta senti l’ombre d’un reproche. Bien sûr elle avait mal agi. Mais sa désobéissance pouvait s’avérer être une aubaine cette fois.

    « Maître… J’ai vu l’Azur ! »

    A ces mots elle sentit le chaman se redresser derrière la porte.

    « Que dis-tu ? » 

    « J’ai vu l’Azur… Il volait dans le soleil droit vers moi. J’ai d’abord cru à une vision mais il était comme un grand nuage. Il s’est posé près de la pointe du destin, il m’a vu mais lorsque j’ai prié l’Arcane de me protéger il a cessé de me tourmenter et il est parti. »

    La fillette avait parlé d’un jet, encore animée de ce qu’elle avait vécu dans la montagne. Il y eu un silence et le chaman demanda d’une voix tremblante comme doutant de ce qu’il venait d’entendre. 

    « Tu as vu l’Arcane ? »

    _____________

      

    Les jours qui suivirent furent interminables pour Naïta. L’Arcane n’ayant pas reparu, les habitants de la cité avaient peu à peu regagné leur logis même si la grotte de la gorge avait été aménagée pour les accueillir en cas d’une nouvelle alerte.

    Le chaman avait une fois de plus tenté de raisonner Toräl mais ce dernier semblait décidé à ne plus se soucier du sort de sa fille. La fillette avait reçu la visite de sa mère puis de Yâo en compagnie du maître. L’ami de Naïta n’avait pas été d’un grand réconfort tremblant de froid et de peur à la vue des gardiens de la cellule. Le chef de la cité avait placé ses hommes dans les boyaux du temple afin d’être sûr que personne ne nourrisse la fillette à son insu.

    Puis les visites furent interdites. C’était un coup de trop porté au cœur de Naïta. L’apaisement que lui apportait le maître des prières lui était également retiré. Petit à petit le châtiment accomplissait son œuvre. L’enfant se désespérait. L’isolement était une chose, la faim en était une autre. Même si elle avait toujours les précieuses graines que le chaman lui avait donné, la privation qu’elle subissait commençait à s’emparer de son esprit. De douloureuses contractions avaient envahis son ventre au fil des jours, puis de violentes brûlures lui rongeaient les entrailles comme si tout son être en manque se dévorait lui-même pour subsister. Son corps entier souffrait et s’amaigrissait. Naïta sentait ses forces l’abandonner. Elle avait de plus en plus de mal à se mouvoir et ne pouvait se lever sans être prise de vertiges.

    Elle en venait à ne plus savoir pourquoi elle était là et dans ses pensées, la vision de l’Azur se brouillait comme un vague souvenir qu’elle ne parvenait pas à retenir. Seul restait cet œil en colère qui la fixait sans ciller. Elle s’éveillait parfois au milieu des ténèbres et pleurait en silence. Elle ne voulait pas que les gardes l’entendent. Pour rien au monde elle n’aurait fait ce plaisir à son père.

    Une nuit, elle rappelât à elle l’image de l’Arcane, suppliant le seigneur du ciel de venir la chercher. Le lendemain, malgré sa faiblesse, Naïta était réveillée à l’aube par des cris, des tirs de fusils mais surtout par un énorme tremblement qui ébranlât toute la muraille sous le temple. Cela durât un moment avant qu’elle prenne conscience de ce qui se passait au-dehors. Elle se redressât et comprît en entendant l’énorme grognement qui fît résonner les murs de sa cellule. Une ombre passa devant le soupirail et la fillette se colla à la porte.

    Il était là ! L’azur était dehors, agrippé à la paroi rocheuse qu’il entamait de ses griffes acérées. Soudain le soupirail s’agrandît et plusieurs blocs de pierre tombèrent le long du cachot aux pieds de l’enfant, manquant de l'écraser. Naïta hurla et décuplant ses dernières forces, frappât sur la porte, implorant qu’on vienne lui ouvrir. Des larmes tièdes mouraient sur ses joues glacées. La vision troublée et les lèvres tremblantes, l'enfant hagarde et paralysée senti quelque chose réchauffer sa poitrine. Mais elle n'y prêta pas plus attention qu'à ses jambes qui cédaient maintenant sous son maigre poids. Elle suppliait toujours, même si ses cris n’étaient plus que des murmures enroués, quand elle senti, sous les appels et le fracas de la roche brisée, une présence derrière elle. La sensation lui fût si pesante qu’elle eut peur de se retourner. Un souffle, une main prête à la toucher, prête à se poser sur son épaule grelottante d’angoisse. Naïta entendait des cris derrière la porte. Quelque chose frappait, des clés s’échinaient dans des serrures qui ne voulaient pas d’elles, des voix s’élevaient les unes contre les autres. Les paroles du Maître réclamaient que l’on fasse au plus vite.

    Mais Naïta sentait tout ce vacarme s’éloigner de plus en plus, son esprit se fermait peu à peu au monde extérieur. Tout n’était plus que résonnance lointaine et sa poitrine se réchauffait encore. Peut-être était-ce la fin. Peut-être était-ce ainsi… Mourir. Jamais elle n’aurait imaginé cela de cette façon. Mais contre toute attente, cela n’était pas douloureux. Au contraire. La fillette sentait tout son corps libéré de ses douleurs et crispations. Un courant tiède la parcourait et une lumière douce et dorée brillait derrière elle. Lentement, elle se retourna. Son visage creusé de fatigue et de faim s’illumina pourtant face à la vision qui s’offrait à elle. Au milieu du cachot s’était formé une image de brume, alimentée par un long serpent de nuage qui descendait par le soupirail le long de la paroi. Les volutes qui tournoyaient autour, comme jouant entre elles, étaient semblables à celles qui s’étaient approchées de l’enfant lorsqu’elle s’était réfugiée sous la plateforme de la pointe du Destin.

    Mais ce n’était pas l’œil de l’Azur que Naïta avait devant elle cette fois, et tandis que sa poitrine se réchauffait de plus en plus, la fillette distingua le visage d’une femme. Elle avait des yeux et un sourire si doux qu’on l’aurait cru gardienne de toute la tendresse du monde. Délicatement, elle prenait forme, se sculptant dans le voile de vapeur dansante. Assise en lotus, elle était coiffée d’une tiare haute qui couronnait son front en un diadème d'or étincelant. Ses cheveux noirs étaient parsemés de longues mèches laiteuses, pareilles aux pans de son riche vêtement qui flottait autour d’elle. Sur ses épaules reposait un reptile aux yeux perçants et au corps couvert de plumes.

    On aurait dit une princesse des temps anciens. Son regard empli de bonté enveloppait Naïta d’un sentiment de bien-être intense. Sans doute était-ce une de ces grandes prêtresses bienfaisantes qui viennent vous chercher afin de vous guider vers l’autre monde. Un sourire se dessina sur le visage de la fillette et l’apparition tendit la main vers sa joue encore humide de ses pleurs passés. Naïta goûta la douceur de cette brume à l’apparence d’une caresse lorsqu’elle se sentit tomber en arrière. En un éclair tout redevint sombre et froid. De nouveau sa chair transie la faisait souffrir et les sons autour d’elle se répercutaient comme le tonnerre dans son pauvre crâne.

    C’est le chaman qui retint son corps frêle et affaibli dans ses bras. Naïta perçût de nouveau sa chaleur qui l’avait quitté depuis longtemps et se laissa aller contre son sauveur. Le grondement du monstre s’évanouit au moment où elle perdait connaissance, emportée par son maître loin de sa geôle et de ses cauchemars. 

     _____________

     

    Tout cela n’était qu’un rêve… Jamais elle n’était allée dans la montagne. Jamais elle n’était tombée au fond du cachot. Jamais elle n’avait vu l’Arcane dieu du ciel et cette chimère de nuages. Jamais.

    Mais dans ce cas où était-elle à présent et pourquoi ses membres lui faisaient-ils affreusement mal ? On relevait sa tête et un liquide chaud teinté de miel coulait le long de sa gorge, distillant ses bienfaits et sa chaleur dans tout son corps. Un corps fragile, incapable de bouger. Endolori et tendu de toute part, refusant encore de se lover dans le moelleux du lit et de l’épaisse couverture où il se trouvait. Puis elle entendit vaguement des voix lointaines comme dans le creux d’une coquille de rivière. Des bruits de pas résonnèrent sur les dalles et on s’activa un moment autour d’elle puis plus rien. Le calme était revenu.

    Naïta ne sentait plus qu’une présence auprès de son lit, celle du chaman mais elle ignorait ce qu’il faisait. Elle aurait voulu ouvrir les yeux, tendre une main mais elle n’y parvenait pas. Quand la main osseuse mais douce du maître se posa sur son front et ses paupières closes, Naïta se senti mieux. Ce contact suffisait à apaiser ses tensions.

    Soudain elle sentit une vibration. Un son grave et pénétrant qui envahissait l’espace autour d’elle. La fillette ressentit de légers picotements au bout des doigts et des pieds, puis ses jambes lui semblèrent plus légères, suivi de son buste qui s’ouvrait et enfin sa tête qui se souleva légèrement. Naïta senti un courant frais mais agréable la traverser toute entière. Des pieds à la tête un flux paraissait emporter tout le poids de son corps vers ailleurs pour ne laisser que son enveloppe.

    Tout doucement, tandis que la note vibratoire poursuivait sans faillir, le corps de Naïta se souleva. Elle se senti quitter le lit, la couverture glissa de ses jambes et la main du chaman parcouru son visage, son buste, ses jambes, ses pieds puis revint vers le crâne en passant par le dos. Sa main courait au-dessus de la peau sans la toucher. C’était à peine un frôlement qui pourtant redonnait vie à son être en lui insufflant force et vigueur. La fillette, malgré sa position peu anodine, n’avait plus peur. Elle se sentait en sécurité dans cette bulle de douceur, à l’intérieur de cette porte du ciel que le maître avait ouvert pour elle.

    Après ce rituel de guérison dont elle n’aurait su évaluer la durée, Naïta senti son corps regagner le lit et s’endormit profondément sans qu’aucune douleur ne vienne la torturer. ©

    à suivre...

    Chapitre VII  

     

     

     

    La "Porte Lune".

     

     


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  • Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédictions qui se présente à elle ce jour là?

     

     L'héritage de l'Azur ©

     

    Lorsqu’elle se réveilla enfin, Naïta avait la sensation d’avoir dormi plus d’une lune. Son esprit s’était débattu tout ce temps, oscillant entre des rêves tumultueux et des cauchemars sans issues.

    Quand elle ouvrit les yeux, le chaman était à son chevet. Les cernes sous ses yeux clairs, déjà fatigués d’ordinaire, témoignaient du fait qu’il l’avait veillé pendant qu’elle était inconsciente.

    « Maître… » Marmonnât-elle en se redressant tant bien que mal contre la tête ouvragée du lit.

    « Bois ceci ! » ordonna celui-ci en lui tendant un bol d’argile fumant.

    Naïta obéi, porta la tisane de plantes médicinales à ses lèvres et bu une gorgée. Le breuvage lui arracha une grimace de dégoût. Il n’y avait pas de miel cette fois pour en atténuer l’amertume. Le précieux liquide doré et sucré se consommait avec parcimonie ici et il était conservé au temple comme un véritable trésor. Lorsqu’elle eu malgré tout terminé sa potion, le chaman lui repris le bol vide et le posa près du petit foyer où il jeta quelques poignées d’herbes et de résines odorantes sur les charbons ardents. Une épaisse fumée grimpa dans l’air et une odeur âcre envahit bientôt toute la pièce. Naïta tenta de sortir du lit mais ses bras la soutenaient à peine et ses jambes refusèrent de se déplacer. Le maître des prières se retourna et fronça les sourcils en revenant vers elle.

    « Oh non ! Pas question de bouger d’ici. A présent tu vas reprendre des forces et manger. D’ici quelques jours tu pourras te lever mais pour le moment tu restes tranquille. Est-ce bien compris ? »

    Il avait terminé sur cette question car il savait à qui il avait affaire et voulait être sûr d’avoir été entendu. Naïta obtempéra d’autant plus quand le chaman lui apporta un petit plateau de bois noir laqué garni d’une écuelle fumante de purée de pois et de courge, accompagnée de quelques tranches de viande séchée épicée ainsi que des galettes d’œufs de caille à la farine de blé noir. Un vrai festin après des jours de jeûne et d’inconscience. La fillette ne se fit pas prier pour engloutir sa pitance au risque de se brûler ou de s’étouffer. Le vieil homme resta assis près d’elle à la regarder, l’air amusé. Il était surtout rassuré à présent car il était le seul à savoir qu’elle avait bel et bien failli mourir. Si il n’avait pas fait lui même appel à la magie des Cóngs, il était certain que les simples soins prodigués n’aurait pas suffit à enrayer le mal qui avait atteint l’enfant lors de son séjour au fond du cachot. Toräl avait été trop loin cette fois.

    Mais déjà le visage rond de Naïta reprenait des couleurs. Ses pommettes hautes rougissaient à la chaleur du plat qu'elle avalait goulûment. Le maître l'observait silencieux. L'enfant avait extrêmement bien réagi aux rituels de guérison et elle avait pratiquement retrouvé toutes ses facultés et toute sa vigueur. Grande pour son âge, elle s'était toujours montrée agile et téméraire dans toutes les disciplines dispensées aux enfants de la cité. Le vieil homme détaillait son profil. Le front plat, le nez droit et le menton légèrement en retrait lui donnait, tout comme son père, cette attitude déterminée, parfois obstinée. Sa nuque toujours si droite lui procurait cette allure fière et digne qui n'était pas sans rappeler celle de certains sujets sur les fresques du temple. Le maître des prières avait toujours placé beaucoup d'espoir en cette enfant qui faisait preuve d'intelligence, de courage et de franchise en toutes circonstances.

    Entre deux bouchées, Naïta qui se sentait revivre, fit le tri dans ses souvenirs qui remontaient brusquement à la surface. Elle se frappa la poitrine avant de déglutir et se tourna vers le chaman.

    « L’Arcane… L’Arcane est revenu n’est-ce pas ? » 

    Le vieil homme qui s’attendait à la question avait entreprit d’allumer une longue pipe de bois sculptée dans laquelle il avait bourré des herbes sèches à l’odeur de pin et de miel chaud. Sa fuite avec Naïta dans ses bras lui revenait aussi en mémoire. L’Arcane était réapparu, de manière éphémère mais mémorable. De toutes évidences, il était revenu pour l’enfant, mais le maître des prières devait apprendre la raison qui avait poussé le dieu céleste à approcher aussi près de la cité. Jamais cela ne s’était produit jusqu’à ce jour. Considérée à tort comme une attaque, cette visite, certes un peu brutale, avait bousculée toute la ville une fois de plus. Toräl était dans tous ces états. Pourtant l’Arcane était reparti aussi vite qu’il était venu comme une bourrasque vive et agile, entonnant un long cri de frustration qui avait résonné dans toute la gorge.

    Le chaman tira quelques bouffées du mélange et scruta le regard de l’enfant.

    « De quoi te souviens-tu ? » demanda-t-il derrière un nuage bleuté échappé de ses lèvres plissées.

    Après l’attaque du cachot et son évanouissement, Naïta ne se rappelait plus de rien. Elle se souvenait simplement avoir failli être écrasée sous la chute du plafond de sa cellule et des hurlements de la bête couvrant les siens alors qu’elle se brisait les phalanges sur la porte fermée à double tour.

    « As-tu prié ou appelé l’Arcane durant ta réclusion ? » insista le vieil homme.

    La question étonna la fillette d’autant plus que c’est ce qu’elle avait effectivement fait. Sa surprise n’échappa guère au chaman qui se contenta de cette réponse muette.

    « Qu’as-tu dis ou fais exactement ? » 

    Naïta réfléchi un instant. Elle n’osait croire à ce que le maître des prières semblait supposer.

    « Je ne sais plus très bien. J’ai prié simplement. J’ai demandé à l’Arcane de me sortir de cet endroit sinistre. »

    Le chaman se laissa aller contre le dossier de son siège avec un soupir de contentement et un sourire énigmatique, comme si il avait trouvé la clé d’un mystère laissé trop longtemps en suspend.

    « Je ne comprend pas Maître. Que s’est-il passé ? » 

    Le chaman la regardait pensif. Il réfléchissait, tirant de plus grandes bouffées de sa pipe comme si elle allait lui apporter une réponse à ses interrogations. Il s’interrompit soudain.

    « C’est étrange vois-tu. Je pensais que tu avais fais venir l’Azur sans le vouloir en te servant de la puissance des Cóngs sur la pointe du Destin. Mais du fond de ta cellule, tu n’as ouvert aucune porte du Ciel et pourtant il est revenu, sans doute en réponse à une simple demande de ton esprit. Cela me paraît surprenant. Je savais que tu avais un don pour le maniement des pierres de prières mais appeler l’Arcane de ta seule voix c’est une chose extraordinaire. Digne du pouvoir des Anciens. » 

    Naïta fronça les sourcils.

    « Vous voulez dire que l’Arcane s’est manifesté une seconde fois uniquement en réaction à mes prières ? »

    Le chaman acquiesça en silence. Une pointe de fierté germait de nouveau dans l’esprit de Naïta après l’événement étrange de la pointe du Destin. Si le maître disait vrai, l’Arcane était venu pour elle. Juste pour elle. Pour la sauver. Cette pensée suscitait son orgueil malgré l’inquiétude. La fillette prit soudain conscience d’une chose. 

    « Mais alors… S’il venait pour me libérer, ce n’était pas une attaque ! » 

    Le chaman se redressa et quitta son siège pour attiser le feu et les charbons ardents qui réchauffaient la pièce.

    « En effet. Mais du point de vue des habitants, et surtout de Toräl, cela ressemblait à un véritable assaut, même s'il est certain que la créature ne s’est attaquée qu’à la roche de ton cachot. »

    Il jeta une nouvelle poignée de plantes sur les fragments incandescents.

    À l’évocation de son père, Naïta osa une question qui lui brûlait soudain les lèvres, même si elle devinait la réponse.

    « Mon père est-il venu durant mon sommeil ? » 

    Le chaman se tourna vers elle sans répondre, le regard empli de compassion. Naïta soupira.

    « Il ne me pardonnera pas cette fois… » 

    Le maître des prières avait de la peine pour la fillette, mais il ne souhaitait pas s’attarder sur ce sujet récurrent. Il savait bien que le ressentiment du chef des Changü envers sa fille était bien antérieur aux derniers évènements qui avaient secoués la cité. Naïta ne se trompait pas. Elle se savait différente mais, même si elle acceptait la situation avec courage depuis des années, elle n’avait pas toutes les clés de son histoire en main pour comprendre l’attitude de son père. Rien ne justifiait de traiter ainsi son enfant. Un frisson parcourra l’échine du vieil homme à la pensée du petit corps frêle et au seuil de la mort qu’il avait recueilli en ouvrant la porte du cachot. Dès qu’il l’avait tenu dans ses bras, un voile sombre avait traversé son esprit et il avait senti les derniers souffles de la fillette l’abandonner.

    « Lorsque tu as perdu connaissance et cessé de crier, l’Azur s’est volatilisé. La vigie affirme avoir vu un tourbillon de brume et de nuages remonter du fleuve vers les sommets dans un grondement furieux et disparaître dans le ciel. » 

    Naïta, oubliant vite son père n’en cru pas ses oreilles. Elle observa un moment le chaman qui avait entreprit de piler dans un mortier de marbre gris des petits morceaux de cristaux. 

    « Mais Maître ! Je ne comprends toujours pas. L’Azur n’est ni véritable, ni palpable. Il est notre dieu du Ciel mais n’a rien de commun avec le monstre que j’ai vu.»

    Le chaman retint son geste. Le pilon en suspend au-dessus des pierres réduites en une fine poudre blanche. Sans regarder la fillette il murmura.

    « Comment le sais-tu ? »

    La fillette interloquée ne su que répondre. Le maître des prières vida la poudre dans un bol.

    « Comment peux-tu en être sûre ? Certaines divinités puisent leur source dans la croyance plus que dans l’existence mais les deux les rendent réelles. L’Arcane est un seigneur du Ciel que nous vénérons depuis des siècles. L’Azur se trouve être son incarnation vivante qui se manifeste, certes rarement, et que l’on peut difficilement entrevoir, mais il est pour nous le lien unique entre le Ciel et la Terre. Créature de feu et de glace. » 

    Le chaman s’interrompit et versa dans un gobelet de grès rempli d’eau le contenu du bol avant de le tendre à Naïta. Elle comprit qu’elle devait boire cet étrange breuvage qui brillait de mille éclats. C’était comme, avaler de la poussière de Lune. Elle y voyait scintiller le cristal de roche et le quartz rose ainsi que le vert tendre de la douce émeraude. Ce n’était pas la première fois qu’elle prenait ce genre de médication, mais la présence rare de la pierre précieuse dans son remède lui rappela brusquement la gravité de son état.

    Elle bu en silence, écoutant toujours le vieil homme qui s’était rassis près d’elle.

    « Il me semble que tu as quelque peu oublié ce que je vous ai enseigné. L’Azur et l’Arcane…

    Sont deux entités qui cependant ne font qu’un.

    Divinités qui pourtant viennent un matin... » 

    Naïta récita en même temps que le maître alors que la mémoire lui revenait des textes sacrés.

    « ... Porteurs de la clé de la source du Destin.

    Soutiennent l’éternité, devenant son gardien. »

    Le Chaman sourit.

    « Je vois que tu t’en souviens. Mais quelque chose me dit que tu ne comprends pas ce que tu prononces. » 

    « Bien sûr que si !... Et je comprends mieux à présent. J’avais oublié que l’Arcane est immortel. » 

    Le maître des prières leva l’index devant le visage de l’enfant.

    « Éternel ! Pas immortel. » 

    La fillette haussa les épaules.

    « Quelle différence ? » 

    Le chaman releva ses sourcils neigeux, ajoutant des lignes d’étonnement sur son front.

    « Une différence de taille mon enfant. Éternel signifie qu’il peut vivre des siècles voir des millénaires… À la seule condition que rien ni personne ne s’y oppose. » 

    « Cela veut donc dire qu’il peut être tué ! » 

    « Bien sûr. Sa longévité divine ne le met pas à l’abri de la folie des hommes, malheureusement. » 

    « Père disait que la dernière fois que l’Azur avait paru dans ces montagnes, il avait été abattu. Est-ce vrai alors ? »

    Le Maître eu une pensée pour ce jour particulier dont il ne se souvenait que trop bien.

    « Sans doute, même si on ne peux en être certain. » 

    « Mais puisqu’il est revenu… Puisque je l’ai vu, c’est bien la preuve qu’il a survécu. »

    « Il se peut que ce soit lui ou un autre venu de plus loin. » 

    « Mais Maître, il n’y a qu’un seul Azur ! » 

    « Non Naïta, justement. Là encore nous ne pouvons rien affirmer. Juste supposer. Tu dois savoir qu'il y a des milliers d’années l’Arcane comptait sur la Terre beaucoup de créatures semblables à lui. D’innombrables à vrai dire. Tous de la même espèce, mais leur anatomie différait selon le milieu auquel ils étaient liés. Certains peuplaient les airs, d’autres les montagnes et les forêts, les grottes et les cavernes reculées. D’autres encore habitaient le fond des abysses, le lit des rivières ou même le creux d’un volcan. »

    Naïta ouvrit de grands yeux.

    « Vous voulez dire que la Terre était peuplée de monstres comme celui que j’ai vu ? »

    Le vieil homme lui jeta un regard réprobateur.

    « De monstres ils ont peut-être l’allure certaine, de par leur taille, mais il ne faut pas se fier à cette apparence. Leur intelligence était immense et leur sagesse colossale remontait aux origines du monde. Au fil des siècles ils se lièrent à la race des Anciens. Une race qui précéda les humains et qui était semblable à ce que nous sommes, mais leurs connaissances et leur lien avec le vivant étaient bien plus étendus que les nôtres et ils les mirent au service des Arcanes. Ces derniers les protégeaient en retour et on raconte même que se sont eux qui leur apportèrent la source du feu et la lumière pour repousser les ténèbres. Les Cóngs nous viennent de l'estime que ces deux peuples avaient l'un pour l'autre, et de l'art dont ils savaient faire preuve. Elles furent façonnées par les Anciens et se sont les Arcanes qui gravèrent de leurs serres avec une extrême finesse les signes magiques que portent les pierres de prières que nous reproduisons de nos jours tant bien que mal. Ces sceaux fabuleux ciselés sur des pierres prodigieuses scellèrent à cette époque lointaine un pacte de sérénité entre les deux sangs. 

    Mais, bien plus tard, vinrent les hommes qui, ardents à dominer, tentèrent de soumettre les Arcanes et de s’emparer des Cóngs, dévastant le territoire des Anciens. Les souverains du peuple humain, curieux du mystérieux pouvoir des pierres de prières s’emparèrent des plus grandes et déclenchèrent un énorme bouleversement en ouvrant une gigantesque porte du Ciel sans connaissance de sa maîtrise. L’équilibre de la Terre se renversa. Elle monta vers le Ciel et le Ciel tomba vers la Terre. Beaucoup d’humains périrent et les Anciens disparurent. Après cet événement les hommes incapables d’assumer leur propre stupidité, décidèrent de se venger des Arcanes et de leurs pierres maudites, car les créatures du Ciel ne leur étaient pas venues en aide lors du cataclysme.

    On ne revit jamais les Anciens. Quant aux Arcanes, ils perdirent tout contact avec eux, subissant même, pour certains, une dégénérescence, perdant leur mémoire, la parole et leur si grand discernement. Les humains les réduisirent à l’état de bêtes sauvages et dangereuses. Beaucoup devinrent ce pourquoi on les prenait. Ils finirent par se cacher eux aussi, n’apparaissant dans certaines contrées que poussés par la faim ou à la recherche de leurs congénères. Là encore ils se retrouvèrent pourchassés par les hommes, avides de tout ce que l’Arcane pouvait offrir comme richesses. Les légendes qui circulaient sur ce sujet étaient légion. On disait que son sang guérissait toute les blessures et donnait vie éternelle à quiconque le boirait, que son cœur était empli de pierres précieuses, que ses écailles pouvaient donné la plus légère des armures et qu’elle résistait aux flèches et au feu. Mais la plupart des Arcanes blessés même grièvement n’étaient jamais retrouvés. On dit qu’ils allaient se cacher pour mourir ou pour se consumer eux-mêmes et renaitre de leurs flammes. Pourtant cela reste peu probable puisque au fil des siècles, il y en eu de moins en moins, de même que les loups ou les ours. Leurs seuls refuges après les bois ou les volcans, furent les plus hauts sommets de notre monde. Derniers lieux de paix et de silence sous les neiges éternelles où aucun humain n’aurait pu s’aventurer. Seuls les Arcanes et leur feu de vie pouvaient survivre à une telle altitude. C’est de là qu’est pourtant née la citée des nuages et le mythe d’Azur, l’Arcane du Ciel. Transmis de génération en génération dans notre tribu. »

    Le chaman ralluma le foyer de sa pipe et tira de nouveau quelques bouffées fumantes qui s’enroulèrent autour de sa barbe et de son front. Naïta pour sa part avait bu les paroles du vieil homme avec toute l’attention que l’on porte aux histoires les plus merveilleuses. En particulier lorsque l’on sait qu’elles peuvent prendre corps. Elle plongea ses prunelles bleues dans les yeux du maître.

    « Vous ne nous avez jamais appris cela. » 

    Le chaman soutint le regard de la fillette, quelque peu accusateur. Il se surprenait encore devant l'éclat azuré qui reposait sous ses paupières en demi-lune.

    « Ce n’était pas nécessaire, temps que l’Azur n’entrait pas dans votre vie.» 

    « Mais puisque les hommes désiraient la vengeance pourquoi n’ont-ils pas détruis les Cóngs? » 

    « Ils ont essayé mais ils n’ont pas réussis. Tu sais bien que ces pierres ne sont pas des pierres ordinaires. La marque des Arcanes les rendait indestructibles. Après maintes tentatives infructueuses les Cóngs furent enterrés, jetés au fond d’une rivière ou d’un ravin, oubliés près d’une tombe, déposés à l’orée d’une forêt. Certains racontent que les derniers Anciens cachés des yeux des humains les reprirent un à un pour les mettre en lieu sûr. D’autres disent que chez les humains, les femmes prirent certaines de ces pierres, croyant en leurs vertus et les gardèrent à l’abri des regards durant des siècles.

    « Et vous Maître ! Que croyez vous qu’il soit arrivé ? »

    « Ces deux suppositions sont exactes ! Sinon comment les humains auraient-ils appris à se servir des Cóngs ? Comment saurions-nous aujourd’hui maîtriser le pouvoir des pierres de prières si les Anciens ne nous avaient pas transmis leur savoir ? »

    « Cela veut dire que les Anciens n’avaient pas tous disparus ! » 

    « Non en effet. Et heureusement pour notre peuple, nous avons pu bénéficier des pouvoirs qu’ils nous ont légués. » 

    Naïta baissa les yeux sur son plateau vide, tentant de comprendre tout ce flot d'événements que le maître lui livrait tout à coup comme un privilège.

    « Mais alors, nous les Changü… De quel peuple sommes nous les descendants ? »

    En prononçant ces mots, la fillette avait instinctivement posé sa main sur sa poitrine, mais n’y trouvant pas ce qu’elle attendait, ses doigts se crispèrent sur sa tunique et elle s’écria, le regard affolé vers le chaman.

    « Mon médaillon !... Où est mon médaillon ? » 

     

     

    L'héritage de l'Azur : Chapitre VIII

     à suivre...

     

     

     

     

     

     

    Les portes du Temple.

     

     


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    Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédictions qui se présente à elle ce jour là?

     

     

     L'héritage de l'Azur ©

     

    Daïa, la mère de Naïta versa le thé épicé dans un bol ouvragé qu’elle tendit au chaman. Ces gestes étaient lents, précis et ourlés de délicatesse. Il émanait de cette femme une telle douceur que cela en était un vrai repos pour l’âme. Sa beauté était à peine flétrie et son teint de neige tranchait avec le noir profond de ses yeux, comme deux obsidiennes nichées chacune dans un croissant de lune pâle.

    Le maître des prières observait la jeune femme qui évitait son regard plus par respect que par pudeur. Naïta avait hérité de sa grâce même si parfois elle cédait la place à l’entêtement caractéristique de son père. Heureusement la fierté de Toräl et la sensualité de Daïa faisaient de la fillette une enfant belle et courageuse, digne de la tribu des Changü. Mais à cause de son père il en était tout autrement depuis sa naissance. Daïa le savait mieux que personne. La jeune femme attendait, patiente, face au maître des prières.

    Chacun d’eux était agenouillés sur un coussin de soie écarlate de part et d’autre du foyer où brûlait le charbon et sur lequel reposait la théière en fonte. Le parfum de l’infusion se mêlait agréablement à celles des braises et de l’essence du plancher sans âge. Les portes closes de bois ajouré laissaient passer la lumière et l’air de cette fin d’automne. Frais et chargé d’humidité comme toujours.

    Le chaman avait pris le chemin de la maison de Toräl tôt ce matin, laissant Naïta au repos et au calme forcé. La fillette montrait déjà des signes d’impatience, mais le maître était resté ferme. Pour le moment elle ne devait quitter ni le temple, ni le lit.

    Toräl était absent. Parti en reconnaissance avec ses hommes dans la forêt. Ce soir ils ramèneraient sûrement les derniers troupeaux dispersés dans la montagne. Ce que le chaman trouvait cependant bien inutile.

    De tous temps, lorsqu’il survolait le territoire de la cité des nuages, l’Arcane ne s’attaquait jamais aux troupeaux domestiqués. Il traquait ses proies bien plus haut. Se faisant certainement plus un régal de quelques takins ou bharals bien dodus que de petits bouquetins ou de maigres moutons. Mais rien ne servait de raisonner le chef des Changü. C’était peine perdue et le chaman avait une chose plus importante à faire auprès de l’épouse de ce dernier.

    Le maître but une gorgée du thé qu’elle lui avait servi tandis qu’elle se tenait les mains jointes sur ses jambes et la tête inclinée.

    « Buvons ensemble Daïa veux-tu ? »

    La jeune femme leva les yeux vers lui et s’exécuta, buvant du bout des lèvres. Le silence presque palpable entre eux se faisait pesant et le vieil homme ne voulait pas que la gêne s’installe. Il était certes inhabituel que le maître des prières se trouve en présence d’une femme seule. Encore moins qu’il lui rende une visite impromptue. Les habitants de la cité venaient au temple s’ils désiraient voir le maître et celui-ci visitait rarement les demeures des Changü.

    Mais depuis les révélations que Naïta lui avait faites, le chaman avait estimé nécessaire de s’entretenir avec la mère de la fillette. Elle avait subitement réclamé un médaillon qu’elle ne portait plus et qu’elle affirmait avoir sur elle lors de son séjour dans le cachot. Elle l’avait donc également lorsqu’elle avait vu l’Azur dans la montagne. L’enfant avait confié au vieil homme que le monstre avait brisé la roche de ses puissantes griffes et mis à jour un filon de quartz dans lequel se trouvait des pierres rouges, identiques à celle qui constituait ce fameux médaillon. Du Cinabre.

    Naïta lui avait rapporté dans les moindres détails de quelle façon le monstre s’en était emparé pour mieux les croquer. Le maître avait été peu surpris du comportement de la créature expliquant à Naïta que cette pierre ayant mille vertus, l’Azur, tout comme l’homme, les connaissait certainement.

    Depuis des siècles le Cinabre était utilisé par les Changü et bien d’autres peuples comme un puissant remède. Surnommé ‘‘Sang de l’Arcane’’ il avait le pouvoir de rendre son sang à celui ou celle qui en avait trop perdu, après une méchante blessure ou un enfantement. Elixir de longue vie, il était réputé pour calmer cœurs et esprits. Sa teinte rouge vif recouvrait depuis des générations les portes et les poteries d’un vermillon flamboyant. Lié par de l’armoise à de l’huile de ricin, il fournissait une encre d’excellente qualité et procurait aux sceaux des manuscrits un rouge éclatant, inaltérable.

    Quant à l’Azur, la pierre de bien maintenait peut-être en lui un éternel feu qui jaillissait de sa gueule lorsqu’il montrait sa colère et façonnait les nuages.

    Mais ce qui préoccupait le chaman à présent c’était de savoir où était ce médaillon.

    « Daïa je suis venu te voir car j’ai besoin de ton aide. Ta fille réclame un bijou qu’elle a perdu et qu’elle avait encore sur elle lorsqu’elle était au cachot. Sais-tu de quoi il s’agit ? J’avoue pour ma part ne pas y avoir prêté attention quand je l’ai sorti de sa geôle. »

    Le visage de Daïa s’assombrit et elle esquissa un sourire gêné.

    « Oui Maître. Je sais ce que c’est. C’est un bijou qui se donne de mère en fille dans ma famille mais il doit se porter caché sous les vêtements. J’ignore pourquoi. C’est ainsi depuis toujours. Je l’ai donné à Naïta… »

    « Quand ?!... quand lui as-tu donné ? » 

    Sur le chemin de ses réflexions, le chaman avait soudain pensé à une chose et n’avait pu s’empêcher d’interrompre Daïa. Sans hésiter la jeune femme lui répondit.

    « Je lui en ai fais don pour la fête de sa naissance. Je lui ai donné la veille alors qu’elle était couchée et que nous étions seules toutes les deux. » 

    « Et où est-il à présent ? » demanda le chaman qui se doutait de la réponse.

    Daïa le regarda comme si elle s’apprêtait à lui livrer un lourd secret.

    « Je le lui ai repris… Mais je lui rendrai. C’est que, lorsque nous avons préparée Naïta au rituel de guérison avec les femmes du temple, sachant qu’elle devait être vierge de tout vêtement et ornement, je n’ai pu faire autrement que de le récupérer. Je ne pensais pas qu’elle s’en souviendrait, après tous ces évènements. » 

    « Pourtant si, elle s’en souvient. Mais ne te tourmente pas. Tu pourras bientôt le lui rendre, elle ne tardera pas à rentrer chez toi. » 

    Daïa semblait soulagée mais le vieil homme ajouta une chose.

    « J’ai bien compris qu’il s’agit d’une relique secrète qui se transmet chez les femmes de générations en générations et qui ne doit pas être vue des hommes mais… peux-tu me le montrer Daïa ? » 

    La jeune femme eu un imperceptible mouvement de recul et porta instinctivement sa main sur sa poitrine couverte d’étoffes brodées.

    Le chaman la fixa. Le bijou était sur elle. Son regard insistant et un sourire bienveillant accompagnèrent son geste, invitant Daïa à lui dévoiler le médaillon. La jeune femme écarta les pans de son ‘‘ruqun’’ et lui présenta l’ornement qui manquait tant à Naïta.

    Soudain le chaman se souvint de cet objet dont la vue ne lui avait pas échappé le jour de la naissance de la fillette. Ses préoccupations étaient ailleurs que sur ce bijou ce matin là. Les gémissements de Daïa proche de la mort et puis le sang, la délivrance et les cris de l’enfant. Et ce médaillon caché sous la chemise de coton fin, trahi par la transparence de l’étoffe mouillée de sueur. Oui, il s’en souvenait comme si ces dix années n’avaient duré qu’un jour. Ce qu’il n’avait pas oublié non plus c’était la lueur des premiers rayons dorés qui inondaient le lit de Daïa et les appels de la petite qui s’étaient alors confondus de concert avec ceux de l’Azur. Au moment où le dieu céleste était passé comme une ombre furtive sur la cité, Toräl avait blêmi se précipitant au dehors alors que Naïta, couchée sur le sein de sa mère tenait dans ses minuscules doigts potelés le bijou de cinabre.

    Dès que l’enfant avait été mise dans son berceau d’osier suspendu près du lit de Daïa, tout signe de la présence de l’Azur s’était évanoui et la vie avait reprit son cours. Le vieil homme n’avait plus repensé à ce pendentif.

    Se refusant à le toucher, le chaman demanda à l’observer de plus près. La jeune femme le détacha de son cou et le tendit vers le maître des prières.

    Le médaillon était très vieux mais les ciselures, qui dessinaient une représentation de l’Arcane, avaient conservé toute leur finesse. Ce joyau devait dater des Anciens. En témoignait ce travail d’orfèvre qui frôlait la perfection. La pierre était ronde et plate avec en son centre un carré évidé par lequel passait le cordon noué qui permettait de l’accrocher à son cou. Mais avant tout il s'agissait, là encore, du cercle et du carré. Ciel et Terre de nouveau réunis au même titre que sur les Cóngs. Sur l’une des faces de la pierre se trouvait un grand reptile enroulé sur lui même. Fait d’écailles et de plumes il s’entourait de volutes de nuages et se lovait autour du carré, sa tête reposant sur sa queue. L’autre face quant à elle, présentait un dessin plus épuré mais assez énigmatique. Il semblait représenter de hauts sommets de montagnes gravés de signes étranges s’avérant très proches de ceux qui ornaient les pierres de prières. Le chaman devait admettre qu’il n’avait jamais vu pareille merveille. 

    Le maître remercia Daïa qui s’empressa de remettre son précieux trésor à l’abri. Le vieil homme se leva et pris congé de la jeune femme quand soudain, il se souvint d’une dernière chose qui lui taraudait l’esprit et qui allait sûrement s’éclaircir. Il se retourna vers la jeune femme avant de franchir le seuil de la demeure.

    « Encore une question Daïa. Peux-tu me dire si Naïta n’a jamais eu, durant son enfance, l’occasion de toucher ce bijou ou de te le ravir, même pour quelques instants ? »

    Daïa se tourna vers lui, interloquée mais fouillant ses souvenirs. Au bout d’un moment elle finit par lui répondre.

    « Il me semble que c’est arrivé oui… Une seule fois car j’ai toujours prie garde. Je lui apprenais une prière je crois et voyant le cordon autour de mon cou elle s’est empressée de déloger mon médaillon pour le toucher tandis que nous psalmodions ensemble. » 

    Malgré lui, le chaman senti un léger frisson lui parcourir l’échine.

    « Te rappelles-tu quand cela s’est produit ? Quel âge avait-elle ? » 

    « Je crois qu’elle avait deux ans… Oui c’est cela. Je m’en souviens à présent. Comment oublier cette journée. L’Arcane avait survolé la cité ce jour là. La vigie n’avait même pas eu le temps de donner l’alerte. » 

    Voilà le souvenir que le maître redoutait.

    « Tu es bien certaine qu’il s’agit du même jour ? » s’efforça-t-il de demander dans le plus grand calme, refusant de laisser paraître les conclusions qu’il en tirait.

    « Oui Maître, j’en suis sûre. Toräl était dans une colère noire. Mais l’Arcane a disparu une fois de plus dans la brume et on ne l’a jamais revu… Avant ces derniers jours bien sûr. » 

    L’enthousiasme de Daïa était soudain retombé sur ces derniers mots. La venue de l’Arcane bouleversait de nouveau sa vie. Sa fille lui manquait, elle avait tremblé pour elle. De plus elle avait dû supporter les humeurs et le courroux de son époux, qui avait fait subir à leur enfant, un châtiment qu’elle n’aurait pu imaginer et contre lequel elle s’était élevée sans résultat.

    Le maître des prières savait tout cela et il s’en désolait. Mais à présent il savait bien d’autres choses et devait prendre les décisions qui s’imposaient. Mais la mère de Naïta avait senti l’inquiétude du vieil homme.

    « Maître ?... Dois-je vraiment lui rendre ce médaillon ? » 

    Le chaman jeta un œil vers la jeune femme. Elle aussi avait compris que le bijou qui lui venait des Anciens était peut-être aujourd’hui une source d’ennui.

    « Je vais en parler avec ta fille mais je crois qu’il est en effet préférable que tu le conserve à l’abri. Si elle ressent le besoin d’appeler l’Arcane de quelques façons que ce soit et qu’elle porte ce pendentif, nos problèmes risques de venir à bout des forces de ton époux. » 

    Daïa resta stoïque mais ses yeux s’emplir de larmes.

    « Je savais que ce jour viendrait mais je ne pensais pas que mon présent en serait responsable. »

    « Tu n’a rien à te reprocher Daïa. Ta fille est différente mais pas exclue. Et je ferai tout mon possible pour que cela n’arrive plus. Reposes toi à présent. Je vais aller parler avec elle et dans quelques jours elle rentrera ici. »

    La jeune femme acquiesça, laissant partir le maîtres des prières. Elle le regarda traverser la cour, appuyé sur son bâton sculpté. Il avait franchi la grande porte de la demeure et son porche lorsque Daïa perçu un bruit sur le côté de la maison. Se penchant pour mieux voir du haut des marches elle aperçut  une silhouette menue qui se dirigeait vers elle. Rendue à la lumière de la cour elle reconnu son second visiteur de la journée. C’était Yâo.

     

    à suivre...

    L'héritage de l'Azur : Chapitre IX

     

     

     

     

    Éclat de Cinabre.

     

     


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    Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédictions qui se présente à elle ce jour là?

     

     

     

     L'héritage de l'Azur ©

     

    Naïta terminait de nouer son chignon traditionnellement maintenu avec son peigne de jade comme le faisait sa mère ainsi que toutes les femmes Changü. Mais sur ces gestes perpétrés des centaines de fois et presque automatiques, elle ne parvenait pas à lisser sa chevelure de jais et perdait patience. Sa main était crispée, ses doigts fébriles, et quelque chose bouillonnait en elle. La fillette n’arrivait pas à croire ce qu’elle avait entendu quelques minutes plus tôt.

    Son ami Yâo, qui lui avait rendu visite, lui avait rapporté les bribes d’une conversation qu’il avait surprise entre le chaman et Daïa, la mère de Naïta. Pour une fois, la discrétion excessive du garçon lui avait été utile. Venant simplement voir si son amie était rentrée chez elle, il n’avait pas osé se présenter sur le seuil de la demeure en percevant la voix du chaman. Puis à force d’entendre il s’était mis à écouter de plus en plus attentivement jusqu’à se sentir porteur d’un formidable secret. Après le départ du maître des prières, lorsque Daïa l’avait entendu il était sorti de l’ombre et s’était approché comme si de rien n’était. La mère de Naïta lui avait dis qu’il trouverait sa fille au temple car elle n’était pas encore rentrée. Sur ce, le jeune garçon avait prit ses jambes à son cou pour venir avertir son amie.

    Vraisemblablement le mystérieux médaillon avait le pouvoir d’appeler l’Arcane et le chaman et Daïa avaient, d’un commun accord, décidé qu’il ne serait pas rendu à la fillette. Naïta comprenait mieux à présent cette présence ressentie sur sa poitrine et cette douce chaleur perçue à chaque approche de l’Azur. Le bijou lui apparaissait encore plus indispensable à présent. Mais une chose la plongeait dans une terrible colère mêlée d’un profond chagrin. Quelques instants avant que Yâo ne vienne lui révéler la vérité, elle avait vu le chaman. De retour au temple, le maître des prières ne lui avait pas caché son entrevue avec sa mère mais il lui avait annoncé que personne n’avait retrouvé son médaillon et qu’on ignorait où il pouvait se trouver. Naïta en avait conclu qu’elle l’avait peut-être égaré dans le cachot. Sans doute était-il resté enfoui sous les décombres de la paroi que l’Azur avait détruite. Dans ce cas, impossible de le récupérer. Et voilà qu’à présent elle apprenait que sa mère le portait de nouveau sur son sein. Mais pourquoi lui en avait-elle fait cadeau dans ce cas ? Pourquoi le chaman lui avait-il menti ? Le maître des prières avait toujours affirmé que l’Azur ne voulait aucun mal aux habitants de la cité. Se mettait-il à avoir peur lui aussi ? Comme sa mère. Comme son père. Tous avaient peur mais ce qui mettait Naïta en rage était qu’apparemment personne ne lui faisait confiance. Le maître n’avait pas eu l’honnêteté de lui expliquer ce qu’il avait conclu à propos du médaillon de Cinabre. La fillette aurait pu comprendre. Elle avait toujours écouté le vieil homme et lui avait constamment obéi. S’il ne l’avait pas traité comme une enfant et s’il avait bien voulu lui donner les raisons de ne pas lui rendre le bijou, Naïta n’aurait pas insisté. Mais puisqu’ils avaient préféré l’évincer de leurs petites manigances, elle ne se laisserait pas berner plus longtemps et allait de ce pas reprendre ce qui lui revenait de droit.

    Elle avait enfin réussi à nouer sa longue chevelure et le reflet que lui renvoyait le miroir d'hématite polie la surprit malgré elle. Sans y avoir prêté attention au début, elle prenait subitement conscience que ses traits avaient changés. Elle semblait avoir vieilli. Sans doute était-ce une illusion due à sa colère, sa fatigue et les derniers évènements qui l’avaient marqués. Mais dans son regard insistant elle avait l’impression de discerner quelqu’un d’autre derrière le masque de son visage. Quelqu’un ou quelque chose de sombre. Une force qui s’intensifiait et prenait sa source dans la frustration que Naïta ressentait. Son image, découpée dans les multiples éclats de la pierre noire, était fière. Et même si des larmes faisaient briller ses yeux, elle relevait dignement le menton se défiant elle-même.

    Après tout elle n’était pas responsable de ce changement en elle. Elle n’aurait pas eu l’idée d’agir comme elle s’y apprêtait si on ne lui avait pas menti. D’ailleurs ne lui avait-on pas menti depuis toujours ? Plongeant dans le reflet de ses yeux bleus, Naïta sentait sa tête tourner pour mieux brasser le mélange de ses souvenirs. Tout paraissait si confus à présent. Elle ne savait plus comment distinguer la vérité du mensonge.

    Depuis des années on ne cessait de lui signifier sa différence, avec dureté ou bienveillance selon les cas. Son père y avait fait maintes fois allusion mais avait évité d’en dire plus lorsque la fillette avait voulu savoir. Sa mère ne disait rien et son silence s’était traduit en honte pour Naïta. Oui, sa mère avait sûrement honte d’avoir mise au monde une enfant aux yeux bleus, impétueuse et désobéissante. Car depuis des siècles, les Changü n’avait jamais eu à compter au sein de leur peuple une personne aux yeux d’azur comme les siens. Toräl avait longtemps prié dans le temple après sa naissance, espérant sans doute que cette teinte inhabituelle dans le regard de sa fille, s’effacerait avec le temps. Mais au fil des ans, le chef de la cité des nuages n’avait plus mis un pied dans le temple tandis que le chaman affirmait à l’enfant qu’elle bénéficiait certainement d’un don rare car ses yeux bleus étaient l’apanage du peuple des Anciens. Les fresques qui les représentaient dans le temple le prouvaient bien. Naïta avait passé des heures entières à admirer ses peintures murales où elle pouvait contempler les seuls êtres qui lui étaient semblables mais qui hélas, avaient tous disparus.

    A force d’entendre qu’elle était unique, la fille du chef, de surcroît sa seule enfant, avait pris son rôle d’héritière très à cœur. Malgré les rumeurs, les messes basses et les sarcasmes des autres enfants ou de certains adultes, Naïta avait placé toute sa confiance dans la seule personne qui semblait croire en elle et qui lui apprenait tant de choses. Très tôt dans l’esprit de la fillette un sentiment, une intuition avait germé, lui assurant que son apprentissage était vital et qu’il pourrait la sauver de tous les mauvais pas. Cette pensée persistante avait fait de l’enfant une disciple habile et passionnée, avide de connaissances.

    Ses facultés au maniement des Cóngs, la facilité déconcertante avec laquelle elle avait appris les multiples signes qui ornaient les pierres de prières, son besoin d’espace et de découverte, toujours loin de la cité, et le lien exceptionnel qu’elle entretenait avec la montagne. Son indépendance qu’elle assumait parfaitement. Toutes ses qualités avaient fait d’elle une enfant pleine de promesses et d’espoirs pour le chaman.

    Mais que signifiaient ces espoirs si, dès lors qu’une chose extraordinaire se produisait, on la lui retirait. Qu’attendait-on d’elle finalement ? Le vieil homme ne l’avait-il pas bercée d’illusions jusqu’à ce jour ? Maintenant que la situation lui échappait, il se révélait aussi faux que les autres.

    Naïta abandonna son double et quitta la salle de méditation où elle était resté alitée depuis sa sortie du cachot. Sur le seuil elle enfila ses chausses de laine et une veste de peau. Le froid était sec en ce jour et les nuages, qui avaient bien voulu se retirer, laissaient place aux rayons bienfaisants du Soleil qui inondaient la cours du temple. Cette lumière donnait à l’air environnant un parfum d’aventure. C’était une de ces journées que Naïta aurait choisie pour une des ses escapades en montagne. Des senteurs de neiges éternelles, de pins, de roche et de sous-bois se mêlaient divinement pour l’inviter à leur rendre visite. Mais la fillette avait une autre priorité cette fois. Elle devait éviter de se faire voir. Heureusement à la mi-journée, le temple était presque désert et le chaman consultait l’oracle dans la vaste salle des prières. La voie était libre. La fillette se faufila le long du mur d’enceinte jusqu’à la grande porte et s’éclipsa sans un bruit.

     

    Au même moment, la main fébrile du maître des prières ramassait pour la énième fois les pierres de l’oracle qui se trouvaient éparpillées devant lui. Chacune de couleur, de forme et de taille différente. Chacune porteuse d’une parole précise. Une question était posée à l’oracle et selon la lune, les heures, la position des étoiles et la course des astres, la place des pierres, jetées dans le cercle et le carré gravés au sol, donnait des réponses.

    « Lù biǎo yú tú,

    Kōng biǎo yú kuí,

    Cuǐ bì yú tā de mìng yùn,

    Xīng biǎo nǎi míng tiān. » 

    Les interprétations pouvaient être multiples pour un novice, mais pour un érudit comme le chaman, une seule réponse sage se profilait dans le langage des cristaux. Seulement aujourd’hui, les pierres se moquaient des questions. Leur réponse était infailliblement la même à chaque demande du vieil homme. Même si il sollicitait l’oracle à propos de Naïta, il avait d’abord trouvé étrange de ne pouvoir déchiffrer qu’une seule forme dans le message qui lui était donné. Puis ce fut le même ensuite, puis encore et encore. Le maître n’avait aucune opportunité pour saisir autre chose que ce qu’il lisait indéfiniment à chaque image que lui renvoyaient les pierres. Plus il insistait pour deviner une vision différente, plus la réponse paraissait limpide et indéfectible. Elle semblait inchangeable, telle un avertissement. Comme pour lui dire : ‘‘Ne cherches plus… Nous savons que tu ne veux pas voir cette issue, mais elle est pourtant celle que cette enfant doit suivre… Son destin est lié à celui de l’Azur. Elle doit le rejoindre.’’

    Il était vrai que le chaman ne voulait pas croire à cet aboutissement. Pourtant il devait s’avouer qu’il y croyait depuis le jour même de la naissance de Naïta. Mais il n’avait pas imaginé les choses dans les circonstances qui se profilaient à l’instant.

    Etait-il responsable de l’avenir de cette petite à présent ? Avait-il eu tord de la sauver pour la plonger dans un autre tourment ? Etait-il coupable de l’avoir précipitée vers ce destin ? Non décidément rien de tout cela n’était possible. Pas ainsi ! Pas maintenant ! Alors d’un geste incertain le maître des prières relançât les pierres. Une dernière fois.

     

    à suivre...

    L'héritage de l'Azur : Chapitre X

     

     

     

    Pierres divinatoires.

     


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