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    Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédictions qui se présente à elle ce jour là?

     

     

     L'héritage de l'Azur ©

     

    Daïa, la mère de Naïta versa le thé épicé dans un bol ouvragé qu’elle tendit au chaman. Ces gestes étaient lents, précis et ourlés de délicatesse. Il émanait de cette femme une telle douceur que cela en était un vrai repos pour l’âme. Sa beauté était à peine flétrie et son teint de neige tranchait avec le noir profond de ses yeux, comme deux obsidiennes nichées chacune dans un croissant de lune pâle.

    Le maître des prières observait la jeune femme qui évitait son regard plus par respect que par pudeur. Naïta avait hérité de sa grâce même si parfois elle cédait la place à l’entêtement caractéristique de son père. Heureusement la fierté de Toräl et la sensualité de Daïa faisaient de la fillette une enfant belle et courageuse, digne de la tribu des Changü. Mais à cause de son père il en était tout autrement depuis sa naissance. Daïa le savait mieux que personne. La jeune femme attendait, patiente, face au maître des prières.

    Chacun d’eux était agenouillés sur un coussin de soie écarlate de part et d’autre du foyer où brûlait le charbon et sur lequel reposait la théière en fonte. Le parfum de l’infusion se mêlait agréablement à celles des braises et de l’essence du plancher sans âge. Les portes closes de bois ajouré laissaient passer la lumière et l’air de cette fin d’automne. Frais et chargé d’humidité comme toujours.

    Le chaman avait pris le chemin de la maison de Toräl tôt ce matin, laissant Naïta au repos et au calme forcé. La fillette montrait déjà des signes d’impatience, mais le maître était resté ferme. Pour le moment elle ne devait quitter ni le temple, ni le lit.

    Toräl était absent. Parti en reconnaissance avec ses hommes dans la forêt. Ce soir ils ramèneraient sûrement les derniers troupeaux dispersés dans la montagne. Ce que le chaman trouvait cependant bien inutile.

    De tous temps, lorsqu’il survolait le territoire de la cité des nuages, l’Arcane ne s’attaquait jamais aux troupeaux domestiqués. Il traquait ses proies bien plus haut. Se faisant certainement plus un régal de quelques takins ou bharals bien dodus que de petits bouquetins ou de maigres moutons. Mais rien ne servait de raisonner le chef des Changü. C’était peine perdue et le chaman avait une chose plus importante à faire auprès de l’épouse de ce dernier.

    Le maître but une gorgée du thé qu’elle lui avait servi tandis qu’elle se tenait les mains jointes sur ses jambes et la tête inclinée.

    « Buvons ensemble Daïa veux-tu ? »

    La jeune femme leva les yeux vers lui et s’exécuta, buvant du bout des lèvres. Le silence presque palpable entre eux se faisait pesant et le vieil homme ne voulait pas que la gêne s’installe. Il était certes inhabituel que le maître des prières se trouve en présence d’une femme seule. Encore moins qu’il lui rende une visite impromptue. Les habitants de la cité venaient au temple s’ils désiraient voir le maître et celui-ci visitait rarement les demeures des Changü.

    Mais depuis les révélations que Naïta lui avait faites, le chaman avait estimé nécessaire de s’entretenir avec la mère de la fillette. Elle avait subitement réclamé un médaillon qu’elle ne portait plus et qu’elle affirmait avoir sur elle lors de son séjour dans le cachot. Elle l’avait donc également lorsqu’elle avait vu l’Azur dans la montagne. L’enfant avait confié au vieil homme que le monstre avait brisé la roche de ses puissantes griffes et mis à jour un filon de quartz dans lequel se trouvait des pierres rouges, identiques à celle qui constituait ce fameux médaillon. Du Cinabre.

    Naïta lui avait rapporté dans les moindres détails de quelle façon le monstre s’en était emparé pour mieux les croquer. Le maître avait été peu surpris du comportement de la créature expliquant à Naïta que cette pierre ayant mille vertus, l’Azur, tout comme l’homme, les connaissait certainement.

    Depuis des siècles le Cinabre était utilisé par les Changü et bien d’autres peuples comme un puissant remède. Surnommé ‘‘Sang de l’Arcane’’ il avait le pouvoir de rendre son sang à celui ou celle qui en avait trop perdu, après une méchante blessure ou un enfantement. Elixir de longue vie, il était réputé pour calmer cœurs et esprits. Sa teinte rouge vif recouvrait depuis des générations les portes et les poteries d’un vermillon flamboyant. Lié par de l’armoise à de l’huile de ricin, il fournissait une encre d’excellente qualité et procurait aux sceaux des manuscrits un rouge éclatant, inaltérable.

    Quant à l’Azur, la pierre de bien maintenait peut-être en lui un éternel feu qui jaillissait de sa gueule lorsqu’il montrait sa colère et façonnait les nuages.

    Mais ce qui préoccupait le chaman à présent c’était de savoir où était ce médaillon.

    « Daïa je suis venu te voir car j’ai besoin de ton aide. Ta fille réclame un bijou qu’elle a perdu et qu’elle avait encore sur elle lorsqu’elle était au cachot. Sais-tu de quoi il s’agit ? J’avoue pour ma part ne pas y avoir prêté attention quand je l’ai sorti de sa geôle. »

    Le visage de Daïa s’assombrit et elle esquissa un sourire gêné.

    « Oui Maître. Je sais ce que c’est. C’est un bijou qui se donne de mère en fille dans ma famille mais il doit se porter caché sous les vêtements. J’ignore pourquoi. C’est ainsi depuis toujours. Je l’ai donné à Naïta… »

    « Quand ?!... quand lui as-tu donné ? » 

    Sur le chemin de ses réflexions, le chaman avait soudain pensé à une chose et n’avait pu s’empêcher d’interrompre Daïa. Sans hésiter la jeune femme lui répondit.

    « Je lui en ai fais don pour la fête de sa naissance. Je lui ai donné la veille alors qu’elle était couchée et que nous étions seules toutes les deux. » 

    « Et où est-il à présent ? » demanda le chaman qui se doutait de la réponse.

    Daïa le regarda comme si elle s’apprêtait à lui livrer un lourd secret.

    « Je le lui ai repris… Mais je lui rendrai. C’est que, lorsque nous avons préparée Naïta au rituel de guérison avec les femmes du temple, sachant qu’elle devait être vierge de tout vêtement et ornement, je n’ai pu faire autrement que de le récupérer. Je ne pensais pas qu’elle s’en souviendrait, après tous ces évènements. » 

    « Pourtant si, elle s’en souvient. Mais ne te tourmente pas. Tu pourras bientôt le lui rendre, elle ne tardera pas à rentrer chez toi. » 

    Daïa semblait soulagée mais le vieil homme ajouta une chose.

    « J’ai bien compris qu’il s’agit d’une relique secrète qui se transmet chez les femmes de générations en générations et qui ne doit pas être vue des hommes mais… peux-tu me le montrer Daïa ? » 

    La jeune femme eu un imperceptible mouvement de recul et porta instinctivement sa main sur sa poitrine couverte d’étoffes brodées.

    Le chaman la fixa. Le bijou était sur elle. Son regard insistant et un sourire bienveillant accompagnèrent son geste, invitant Daïa à lui dévoiler le médaillon. La jeune femme écarta les pans de son ‘‘ruqun’’ et lui présenta l’ornement qui manquait tant à Naïta.

    Soudain le chaman se souvint de cet objet dont la vue ne lui avait pas échappé le jour de la naissance de la fillette. Ses préoccupations étaient ailleurs que sur ce bijou ce matin là. Les gémissements de Daïa proche de la mort et puis le sang, la délivrance et les cris de l’enfant. Et ce médaillon caché sous la chemise de coton fin, trahi par la transparence de l’étoffe mouillée de sueur. Oui, il s’en souvenait comme si ces dix années n’avaient duré qu’un jour. Ce qu’il n’avait pas oublié non plus c’était la lueur des premiers rayons dorés qui inondaient le lit de Daïa et les appels de la petite qui s’étaient alors confondus de concert avec ceux de l’Azur. Au moment où le dieu céleste était passé comme une ombre furtive sur la cité, Toräl avait blêmi se précipitant au dehors alors que Naïta, couchée sur le sein de sa mère tenait dans ses minuscules doigts potelés le bijou de cinabre.

    Dès que l’enfant avait été mise dans son berceau d’osier suspendu près du lit de Daïa, tout signe de la présence de l’Azur s’était évanoui et la vie avait reprit son cours. Le vieil homme n’avait plus repensé à ce pendentif.

    Se refusant à le toucher, le chaman demanda à l’observer de plus près. La jeune femme le détacha de son cou et le tendit vers le maître des prières.

    Le médaillon était très vieux mais les ciselures, qui dessinaient une représentation de l’Arcane, avaient conservé toute leur finesse. Ce joyau devait dater des Anciens. En témoignait ce travail d’orfèvre qui frôlait la perfection. La pierre était ronde et plate avec en son centre un carré évidé par lequel passait le cordon noué qui permettait de l’accrocher à son cou. Mais avant tout il s'agissait, là encore, du cercle et du carré. Ciel et Terre de nouveau réunis au même titre que sur les Cóngs. Sur l’une des faces de la pierre se trouvait un grand reptile enroulé sur lui même. Fait d’écailles et de plumes il s’entourait de volutes de nuages et se lovait autour du carré, sa tête reposant sur sa queue. L’autre face quant à elle, présentait un dessin plus épuré mais assez énigmatique. Il semblait représenter de hauts sommets de montagnes gravés de signes étranges s’avérant très proches de ceux qui ornaient les pierres de prières. Le chaman devait admettre qu’il n’avait jamais vu pareille merveille. 

    Le maître remercia Daïa qui s’empressa de remettre son précieux trésor à l’abri. Le vieil homme se leva et pris congé de la jeune femme quand soudain, il se souvint d’une dernière chose qui lui taraudait l’esprit et qui allait sûrement s’éclaircir. Il se retourna vers la jeune femme avant de franchir le seuil de la demeure.

    « Encore une question Daïa. Peux-tu me dire si Naïta n’a jamais eu, durant son enfance, l’occasion de toucher ce bijou ou de te le ravir, même pour quelques instants ? »

    Daïa se tourna vers lui, interloquée mais fouillant ses souvenirs. Au bout d’un moment elle finit par lui répondre.

    « Il me semble que c’est arrivé oui… Une seule fois car j’ai toujours prie garde. Je lui apprenais une prière je crois et voyant le cordon autour de mon cou elle s’est empressée de déloger mon médaillon pour le toucher tandis que nous psalmodions ensemble. » 

    Malgré lui, le chaman senti un léger frisson lui parcourir l’échine.

    « Te rappelles-tu quand cela s’est produit ? Quel âge avait-elle ? » 

    « Je crois qu’elle avait deux ans… Oui c’est cela. Je m’en souviens à présent. Comment oublier cette journée. L’Arcane avait survolé la cité ce jour là. La vigie n’avait même pas eu le temps de donner l’alerte. » 

    Voilà le souvenir que le maître redoutait.

    « Tu es bien certaine qu’il s’agit du même jour ? » s’efforça-t-il de demander dans le plus grand calme, refusant de laisser paraître les conclusions qu’il en tirait.

    « Oui Maître, j’en suis sûre. Toräl était dans une colère noire. Mais l’Arcane a disparu une fois de plus dans la brume et on ne l’a jamais revu… Avant ces derniers jours bien sûr. » 

    L’enthousiasme de Daïa était soudain retombé sur ces derniers mots. La venue de l’Arcane bouleversait de nouveau sa vie. Sa fille lui manquait, elle avait tremblé pour elle. De plus elle avait dû supporter les humeurs et le courroux de son époux, qui avait fait subir à leur enfant, un châtiment qu’elle n’aurait pu imaginer et contre lequel elle s’était élevée sans résultat.

    Le maître des prières savait tout cela et il s’en désolait. Mais à présent il savait bien d’autres choses et devait prendre les décisions qui s’imposaient. Mais la mère de Naïta avait senti l’inquiétude du vieil homme.

    « Maître ?... Dois-je vraiment lui rendre ce médaillon ? » 

    Le chaman jeta un œil vers la jeune femme. Elle aussi avait compris que le bijou qui lui venait des Anciens était peut-être aujourd’hui une source d’ennui.

    « Je vais en parler avec ta fille mais je crois qu’il est en effet préférable que tu le conserve à l’abri. Si elle ressent le besoin d’appeler l’Arcane de quelques façons que ce soit et qu’elle porte ce pendentif, nos problèmes risques de venir à bout des forces de ton époux. » 

    Daïa resta stoïque mais ses yeux s’emplir de larmes.

    « Je savais que ce jour viendrait mais je ne pensais pas que mon présent en serait responsable. »

    « Tu n’a rien à te reprocher Daïa. Ta fille est différente mais pas exclue. Et je ferai tout mon possible pour que cela n’arrive plus. Reposes toi à présent. Je vais aller parler avec elle et dans quelques jours elle rentrera ici. »

    La jeune femme acquiesça, laissant partir le maîtres des prières. Elle le regarda traverser la cour, appuyé sur son bâton sculpté. Il avait franchi la grande porte de la demeure et son porche lorsque Daïa perçu un bruit sur le côté de la maison. Se penchant pour mieux voir du haut des marches elle aperçut  une silhouette menue qui se dirigeait vers elle. Rendue à la lumière de la cour elle reconnu son second visiteur de la journée. C’était Yâo.

     

    à suivre...

    L'héritage de l'Azur : Chapitre IX

     

     

     

     

    Éclat de Cinabre.

     

     


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    Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédictions qui se présente à elle ce jour là?

     

     

     

     L'héritage de l'Azur ©

     

    Naïta terminait de nouer son chignon traditionnellement maintenu avec son peigne de jade comme le faisait sa mère ainsi que toutes les femmes Changü. Mais sur ces gestes perpétrés des centaines de fois et presque automatiques, elle ne parvenait pas à lisser sa chevelure de jais et perdait patience. Sa main était crispée, ses doigts fébriles, et quelque chose bouillonnait en elle. La fillette n’arrivait pas à croire ce qu’elle avait entendu quelques minutes plus tôt.

    Son ami Yâo, qui lui avait rendu visite, lui avait rapporté les bribes d’une conversation qu’il avait surprise entre le chaman et Daïa, la mère de Naïta. Pour une fois, la discrétion excessive du garçon lui avait été utile. Venant simplement voir si son amie était rentrée chez elle, il n’avait pas osé se présenter sur le seuil de la demeure en percevant la voix du chaman. Puis à force d’entendre il s’était mis à écouter de plus en plus attentivement jusqu’à se sentir porteur d’un formidable secret. Après le départ du maître des prières, lorsque Daïa l’avait entendu il était sorti de l’ombre et s’était approché comme si de rien n’était. La mère de Naïta lui avait dis qu’il trouverait sa fille au temple car elle n’était pas encore rentrée. Sur ce, le jeune garçon avait prit ses jambes à son cou pour venir avertir son amie.

    Vraisemblablement le mystérieux médaillon avait le pouvoir d’appeler l’Arcane et le chaman et Daïa avaient, d’un commun accord, décidé qu’il ne serait pas rendu à la fillette. Naïta comprenait mieux à présent cette présence ressentie sur sa poitrine et cette douce chaleur perçue à chaque approche de l’Azur. Le bijou lui apparaissait encore plus indispensable à présent. Mais une chose la plongeait dans une terrible colère mêlée d’un profond chagrin. Quelques instants avant que Yâo ne vienne lui révéler la vérité, elle avait vu le chaman. De retour au temple, le maître des prières ne lui avait pas caché son entrevue avec sa mère mais il lui avait annoncé que personne n’avait retrouvé son médaillon et qu’on ignorait où il pouvait se trouver. Naïta en avait conclu qu’elle l’avait peut-être égaré dans le cachot. Sans doute était-il resté enfoui sous les décombres de la paroi que l’Azur avait détruite. Dans ce cas, impossible de le récupérer. Et voilà qu’à présent elle apprenait que sa mère le portait de nouveau sur son sein. Mais pourquoi lui en avait-elle fait cadeau dans ce cas ? Pourquoi le chaman lui avait-il menti ? Le maître des prières avait toujours affirmé que l’Azur ne voulait aucun mal aux habitants de la cité. Se mettait-il à avoir peur lui aussi ? Comme sa mère. Comme son père. Tous avaient peur mais ce qui mettait Naïta en rage était qu’apparemment personne ne lui faisait confiance. Le maître n’avait pas eu l’honnêteté de lui expliquer ce qu’il avait conclu à propos du médaillon de Cinabre. La fillette aurait pu comprendre. Elle avait toujours écouté le vieil homme et lui avait constamment obéi. S’il ne l’avait pas traité comme une enfant et s’il avait bien voulu lui donner les raisons de ne pas lui rendre le bijou, Naïta n’aurait pas insisté. Mais puisqu’ils avaient préféré l’évincer de leurs petites manigances, elle ne se laisserait pas berner plus longtemps et allait de ce pas reprendre ce qui lui revenait de droit.

    Elle avait enfin réussi à nouer sa longue chevelure et le reflet que lui renvoyait le miroir d'hématite polie la surprit malgré elle. Sans y avoir prêté attention au début, elle prenait subitement conscience que ses traits avaient changés. Elle semblait avoir vieilli. Sans doute était-ce une illusion due à sa colère, sa fatigue et les derniers évènements qui l’avaient marqués. Mais dans son regard insistant elle avait l’impression de discerner quelqu’un d’autre derrière le masque de son visage. Quelqu’un ou quelque chose de sombre. Une force qui s’intensifiait et prenait sa source dans la frustration que Naïta ressentait. Son image, découpée dans les multiples éclats de la pierre noire, était fière. Et même si des larmes faisaient briller ses yeux, elle relevait dignement le menton se défiant elle-même.

    Après tout elle n’était pas responsable de ce changement en elle. Elle n’aurait pas eu l’idée d’agir comme elle s’y apprêtait si on ne lui avait pas menti. D’ailleurs ne lui avait-on pas menti depuis toujours ? Plongeant dans le reflet de ses yeux bleus, Naïta sentait sa tête tourner pour mieux brasser le mélange de ses souvenirs. Tout paraissait si confus à présent. Elle ne savait plus comment distinguer la vérité du mensonge.

    Depuis des années on ne cessait de lui signifier sa différence, avec dureté ou bienveillance selon les cas. Son père y avait fait maintes fois allusion mais avait évité d’en dire plus lorsque la fillette avait voulu savoir. Sa mère ne disait rien et son silence s’était traduit en honte pour Naïta. Oui, sa mère avait sûrement honte d’avoir mise au monde une enfant aux yeux bleus, impétueuse et désobéissante. Car depuis des siècles, les Changü n’avait jamais eu à compter au sein de leur peuple une personne aux yeux d’azur comme les siens. Toräl avait longtemps prié dans le temple après sa naissance, espérant sans doute que cette teinte inhabituelle dans le regard de sa fille, s’effacerait avec le temps. Mais au fil des ans, le chef de la cité des nuages n’avait plus mis un pied dans le temple tandis que le chaman affirmait à l’enfant qu’elle bénéficiait certainement d’un don rare car ses yeux bleus étaient l’apanage du peuple des Anciens. Les fresques qui les représentaient dans le temple le prouvaient bien. Naïta avait passé des heures entières à admirer ses peintures murales où elle pouvait contempler les seuls êtres qui lui étaient semblables mais qui hélas, avaient tous disparus.

    A force d’entendre qu’elle était unique, la fille du chef, de surcroît sa seule enfant, avait pris son rôle d’héritière très à cœur. Malgré les rumeurs, les messes basses et les sarcasmes des autres enfants ou de certains adultes, Naïta avait placé toute sa confiance dans la seule personne qui semblait croire en elle et qui lui apprenait tant de choses. Très tôt dans l’esprit de la fillette un sentiment, une intuition avait germé, lui assurant que son apprentissage était vital et qu’il pourrait la sauver de tous les mauvais pas. Cette pensée persistante avait fait de l’enfant une disciple habile et passionnée, avide de connaissances.

    Ses facultés au maniement des Cóngs, la facilité déconcertante avec laquelle elle avait appris les multiples signes qui ornaient les pierres de prières, son besoin d’espace et de découverte, toujours loin de la cité, et le lien exceptionnel qu’elle entretenait avec la montagne. Son indépendance qu’elle assumait parfaitement. Toutes ses qualités avaient fait d’elle une enfant pleine de promesses et d’espoirs pour le chaman.

    Mais que signifiaient ces espoirs si, dès lors qu’une chose extraordinaire se produisait, on la lui retirait. Qu’attendait-on d’elle finalement ? Le vieil homme ne l’avait-il pas bercée d’illusions jusqu’à ce jour ? Maintenant que la situation lui échappait, il se révélait aussi faux que les autres.

    Naïta abandonna son double et quitta la salle de méditation où elle était resté alitée depuis sa sortie du cachot. Sur le seuil elle enfila ses chausses de laine et une veste de peau. Le froid était sec en ce jour et les nuages, qui avaient bien voulu se retirer, laissaient place aux rayons bienfaisants du Soleil qui inondaient la cours du temple. Cette lumière donnait à l’air environnant un parfum d’aventure. C’était une de ces journées que Naïta aurait choisie pour une des ses escapades en montagne. Des senteurs de neiges éternelles, de pins, de roche et de sous-bois se mêlaient divinement pour l’inviter à leur rendre visite. Mais la fillette avait une autre priorité cette fois. Elle devait éviter de se faire voir. Heureusement à la mi-journée, le temple était presque désert et le chaman consultait l’oracle dans la vaste salle des prières. La voie était libre. La fillette se faufila le long du mur d’enceinte jusqu’à la grande porte et s’éclipsa sans un bruit.

     

    Au même moment, la main fébrile du maître des prières ramassait pour la énième fois les pierres de l’oracle qui se trouvaient éparpillées devant lui. Chacune de couleur, de forme et de taille différente. Chacune porteuse d’une parole précise. Une question était posée à l’oracle et selon la lune, les heures, la position des étoiles et la course des astres, la place des pierres, jetées dans le cercle et le carré gravés au sol, donnait des réponses.

    « Lù biǎo yú tú,

    Kōng biǎo yú kuí,

    Cuǐ bì yú tā de mìng yùn,

    Xīng biǎo nǎi míng tiān. » 

    Les interprétations pouvaient être multiples pour un novice, mais pour un érudit comme le chaman, une seule réponse sage se profilait dans le langage des cristaux. Seulement aujourd’hui, les pierres se moquaient des questions. Leur réponse était infailliblement la même à chaque demande du vieil homme. Même si il sollicitait l’oracle à propos de Naïta, il avait d’abord trouvé étrange de ne pouvoir déchiffrer qu’une seule forme dans le message qui lui était donné. Puis ce fut le même ensuite, puis encore et encore. Le maître n’avait aucune opportunité pour saisir autre chose que ce qu’il lisait indéfiniment à chaque image que lui renvoyaient les pierres. Plus il insistait pour deviner une vision différente, plus la réponse paraissait limpide et indéfectible. Elle semblait inchangeable, telle un avertissement. Comme pour lui dire : ‘‘Ne cherches plus… Nous savons que tu ne veux pas voir cette issue, mais elle est pourtant celle que cette enfant doit suivre… Son destin est lié à celui de l’Azur. Elle doit le rejoindre.’’

    Il était vrai que le chaman ne voulait pas croire à cet aboutissement. Pourtant il devait s’avouer qu’il y croyait depuis le jour même de la naissance de Naïta. Mais il n’avait pas imaginé les choses dans les circonstances qui se profilaient à l’instant.

    Etait-il responsable de l’avenir de cette petite à présent ? Avait-il eu tord de la sauver pour la plonger dans un autre tourment ? Etait-il coupable de l’avoir précipitée vers ce destin ? Non décidément rien de tout cela n’était possible. Pas ainsi ! Pas maintenant ! Alors d’un geste incertain le maître des prières relançât les pierres. Une dernière fois.

     

    à suivre...

    L'héritage de l'Azur : Chapitre X

     

     

     

    Pierres divinatoires.

     


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  •  Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédictions qui se présente à elle ce jour là?

      

     L'héritage de l'Azur ©

     

    Daïa avait été surprise de voir rentrer sa fille aussi vite. À peine quelques heures après la visite du maître des prières. Mais peu lui importait, elle était si heureuse de pouvoir à nouveau la serrer dans ses bras.

    Naïta pourtant semblait détachée de toute tendresse et la chaleur que sa mère lui connaissait était absente. La fillette s’écarta trop tôt de l’étreinte de Daïa et lui demanda :

    « Rendez le moi . » 

    La jeune femme resta décontenancée face à sa fille dont le regard paraissait vidé de toute expression. Son enfant ne la regardait même pas. Une lueur obsessionnelle brillait dans les yeux de Naïta rivés sur le médaillon que Daïa portait. Scrutant le vêtement, devinant le Cinabre à travers les étoffes.

    La mère de la fillette en fut saisie. L’insistance et la détermination de Naïta étaient angoissantes. Le chaman avait raison, le bijou était réellement lié à elle. Au point que Daïa se sentait presque repoussée par lui, écrasant son buste d’un souffle froid et irritant sa nuque tant il se faisait lourd tout à coup. La jeune femme ignorait ce qu’elle devait faire devant cette enfant qui n’était plus la sienne et qui la terrorisait par son attitude oppressante. Tremblante, elle recula et Naïta leva enfin les yeux vers sa mère.

    « Mā ! S’il vous plaît… Je dois le reprendre. » 

    Daïa, le teint livide, porta la main à sa poitrine.

    « As-tu parlé avec le Maître ? » 

    Naïta hocha la tête en signe d'acquiescement.

    Daïa prise par le doute, fronça ses fins sourcils et affronta le regard bleu perçant de sa fille.

    « Est-ce lui qui t’as dit de le reprendre ? » 

    La fillette lui offrit une muette affirmation, égale à la première.

    Ce manque de paroles claires déplaisait à Daïa, mais d’un autre côté, plus les secondes s’écoulaient, plus ce maudit médaillon se métamorphosait en plomb et l’obligeait maintenant à courber les épaules sans soulagement.

    Le chaman avait peut-être changé d’opinion après en avoir parlé avec Naïta. La jeune femme n’avait aucune raison de ne pas croire sa fille. Aussi, c’est avec un grand soulagement que Daïa déboutonna sa veste de soie brodée puis son ‘‘ruqun’’ en lin pour découvrir le petit disque de pierre rouge. Un éclair passa dans les yeux de Naïta, n’échappant pas à sa mère. Mais le Cinabre lui semblait si lourd qu’elle doutait presque de pouvoir l’enlever un jour de son cou si elle ne le retirait pas immédiatement. Elle le tendit à sa fille qui s’en saisi d’un geste fulgurant. La jeune femme eut à peine le temps de rajuster sa tenue que le médaillon des Anciens avait déjà glissé autour du cou de Naïta. Même si son inquiétude perdurait, Daïa se sentait soulagée.

    Dès l’instant ou le bijou toucha sa peau, la fillette retrouva figure humaine et sa mère put de nouveau la voir sans être étreinte d’une peur étrange. Naïta regarda sa mère et lui sourit.

    « C’est mieux ainsi. » 

    Daïa acquiesçât.

    « Il n’y a rien à craindre. Il viendra seulement si je fais appel à lui. » 

    La mère de la fillette réprima un frisson.

    « Dans ce cas tu ne dois pas l’appeler Naïta ! » 

    Naïta cessa d’admirer son pendentif et fulmina.

    « Je sais très bien ce que je dois faire ! » Cracha-t-elle.

    Daïa cru un instant voir son époux tant cette rage lui était familière venant de lui autant qu’inhabituelle venant de sa fille. La jeune femme eut une pensée pour Toräl. Cet homme robuste et vaillant n’avait pas toujours été dur et irascible. Daïa avait connu un être tendre, patient et enjoué. Amoureux de son épouse, il l’avait été jusqu’au jour de la naissance de Naïta. Dès lors quelque chose s’était brisé en lui. Trop de choses s’étaient accumulées sur ses épaules et dans son cœur. L’azur dans le regard unique de sa fille. La certitude de ne plus avoir d’héritier après elle. La venue de l’Arcane lorsqu’elle avait vu le jour. C’était plus que ce que pouvait accepter le chef des Changü. Son visage s’était fermé peu à peu et son affection envers Daïa s’était réduite en peau de chagrin au point de délaisser la couche conjugale. Malgré tous les efforts de celle-ci, son infécondité et la tare de sa fille l'avaient plongée dans la plus profonde des solitudes. Elle n’avait cependant pas pu en vouloir à Toräl, se rendant coupable de tous ses maux. Il avait beau avoir prétendu le contraire pendant toutes ces années, il en voulait à sa fille et le lui avait fait payer en lui refusant l’amour qu’il aurait donné sans retenue à d’autres, si les circonstances avaient été différentes. Il s’était toujours montré si dur avec elle, que Daïa n’avait pu y remédier qu’en comblant de toutes ses forces le manque qui se lisait dans les yeux de sa fille, et que son père refusait de voir.

    Mais cette irritation soudaine était nouvelle chez Naïta.

    « Ne te mets pas en colère voyons. Je ne fais que t’avertir du danger que cela pourrait entrainer pour la cité. » 

    Naïta se radoucit.

    « Mais vous n’avez pas à avoir peur Mā. L’Azur n’est pas dangereux pour la cité. Et puisque ce médaillon me confère le pouvoir de lui parler, je pourrais être le premier chef Changü à savoir faire appel à lui. » 

    Daïa considéra sa fille, dubitative.

    « Chef Changü ?... Mais enfin Naïta c’est impossible ! » 

    La fillette releva fièrement le menton.

    « Pourquoi ? » 

    Daïa posa une main affectueuse sur l’épaule sa fille.

    « Tu ne peux pas Naïta. Tu es une femme. Les femmes ne sont ni chef, ni chaman dans notre peuple. C’est ainsi. »

    Naïta dégagea son épaule et défia sa mère.

    « Alors je ne suis plus une femme ! »

    Daïa soupira. Sa fille cherchait sa place depuis toujours dans cette tribu sans jamais la trouver. Et, même elle, n’avait pas su la préparer à autre chose que ce qu’elle s’imaginait. Lisant dans les pensées de sa mère, Naïta ne lui laissa pas le temps de parler. 

    « Père n’a pas d’autre successeur que moi. C’est à moi d’hériter de son titre… Sinon qui ? »

    Daïa Sa mère ne savait plus que répondre. 

    « Le meilleur de ses hommes sans doute. Il le choisira pour prendre sa suite. Naïta tu dois comprendre… » 

    « Mais ce n’est pas juste ! C’est moi, sa fille, qu’il doit désigner. Je suis sa fille !... J’ai suivi tous les enseignements du maître pour en être digne. J’ai fais tout mon possible pour qu’il soit fière de moi. »

    Daïa sentit venir les larmes. Elle ne voyait plus sa fille qu’à travers un voile nébuleux.

    « Personne n’a le don des Anciens comme moi. Personne ne peut appeler l’Arcane comme moi. Je vais le refaire pour lui prouver que je suis capable de diriger un jour la cité même si je suis une fille ! » 

    Daïa s’agenouilla devant la fillette et lui empoigna les épaules.

    « Non écoutes moi mon enfant. Tu ne dois pas faire ça. Tu n’as rien à prouver à personne. Mais si tu fais venir ce monstre sur la cité, ton père sera furieux. »

    Naïta releva les yeux sur sa mère. Les larmes perlaient aux coins de ses paupières. Daïa sentait que sa fille voyait ses derniers espoirs lui échapper. Elle n’avait pas été assez attentive aux rêves insensés que la fillette nourrissait depuis trop longtemps. 

    « Il le sera oui… Comme à son habitude. Comme toujours il a été. Je ne l’ai jamais connu autrement qu’ainsi d’ailleurs. Furieux, empli de colère, d’impatience et d’agacement. Il n’a toujours su me faire que des reproches. Aujourd’hui je sais pourquoi. Aujourd’hui je comprends. »

    Sa mère lâcha ses épaules et resta agenouillée face à elle. Au dehors le fleuve grondait et semblait de plus en plus assourdissant comme s’il remontait vers les sommets. Même si le Soleil n’était pas encore couché, la cité se trouvait déjà en grande partie dans l’ombre des pics qui l’enserraient. Tout dans la maison s’uniformisait dans une même teinte bleu gris. Aucune lampe, aucune flamme n’éclairait encore la pièce. Mais Daïa n’y pensait pas. Pleurant comme sa fille, elle écoutait ce qu’elle avait à dire. Ce qu’elle gardait sur le cœur depuis de longues années.

    « Il attendait de vous un fils. Un garçon fort et brave qu’il aurait chéri plus que moi. Hélas pour lui, c’est moi que vous avez enfantée. Et comme si cela ne suffisait pas, j’ai déchiré votre ventre en venant au monde, vous refusant le droit de me donner des frères et sœurs. Ainsi mon père a fini de me haïr à jamais. »

    Sa mère étouffa un sanglot enfonçant son menton dans sa poitrine.

    « Non ne dis pas ça ! » lâcha-t-elle entre deux sanglots.

    « Ne le niez pas  ! Du jour de ma naissance jusqu’à aujourd’hui il m’a détestée. Sans doute aurait-il préféré que ni vous ni moi ne survivions ce jour là. »

    Daïa enfouit son visage dans ses mains tremblantes.

    « Non… non ! »

    La mère de Naïta ne retenait plus son chagrin. Elle tentait vainement de nier l’évidence sans y parvenir. Elle savait que sa fille avait raison, mais le plus douloureux pour elle était de se rendre compte qu’elle avait échoué dans sa tâche à lui cacher la vérité.

    Les larmes de la fillette se tarissaient quant à elles, et elle changea brusquement de ton. 

    « Mais aujourd’hui je possède un don qui semble lui faire peur plutôt que de le ravir. Pourtant c’est une grande chance pour nous tous !... Je veux qu’il me fasse enfin confiance. À défaut de m’aimer, je veux qu’il me considère comme ce que je suis. Son héritière. Il n’en a pas d’autre ! »

    Daïa ne distinguait presque plus que les yeux clairs de sa fille dans l’obscurité.

    « Ne fais pas ça ! » supplia-t-elle.

    Naïta lui sourit tendrement.

    « Mais il ne me reste que cela pour prouver ma valeur à mon peuple. »

    Sa mère fit non de la tête d’un air désespéré.

    « Mais ce don est une malédiction. Il ne te mènera nul part. »

    Naïta recula et pris une grande inspiration, gonflant sa poitrine comme pour se donner du courage.

    « Alors je suis perdue. » dit-elle avait de s’élancer dans le crépuscule. 

    Daïa eu à peine le temps de se relever pour se précipiter à sa suite, mais sa fille s’était déjà volatilisée dans l’ombre de la cour, la laissant seule et impuissante, tout juste capable de crier dans le noir.

    « Naïta !... »    ©

     

    à suivre...

    L'héritage de l'Azur : Chapitre XI

     

     

      Quelque part dans la Cité des nuages.

     

     


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  •   Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédictions qui se présente à elle ce jour là?

        

    L'héritage de l'Azur ©

     

    « Mais qu’est-ce que tu fais ? »

    Yâo quémandait des réponses mais Naïta n’écoutait pas. Elle n’écoutait plus, et ses gestes brusques, son attitude pressée et agacée dès qu’il se trouvait en travers de son chemin, inquiétait le jeune garçon.

    Il l’avait suivi comme son ombre jusque chez elle et avait attendu qu’elle ressorte en possession de son précieux médaillon. Mais à partir de cet instant Naïta n’avait plus cessé de courir pour retourner au temple, Yâo sur ses talons, ignorant tout de ses intentions. Ils avaient remonté la ruelle principale comme des flèches. Naïta se faufilant à toute vitesse entre les volailles caquetantes, la marmaille jouant devant les demeures déjà éclairées, au pied des anciens fumant leur pipe dans l’air du soir. Elle sautillait de pavé en pavé avec l’agilité d’un cabri tandis que Yâo bousculait tout sur son passage pour se frayer un chemin derrière son amie trop rapide pour lui. Elle était restée sourde à ses questions comme si il n’avait été qu’un esprit errant et invisible à ses yeux et elle s’était fixée un objectif dont elle ne voulait apparemment rien dévoiler. Yâo trépignait et angoissait comme à son habitude. Son amie était coutumière des ennuis en tous genres et des transgressions d’interdits et il sentait que cette fois elle se préparait à atteindre des sommets.

    De retour dans la cellule où elle avait terminé sa convalescence, elle ouvrit sa besace pour en tirer ses Cóngs qu’elle prit par paire sous chaque bras et ressorti aussitôt, Yâo toujours accroché à ses pas. Il commença à comprendre lorsqu’il la vit se diriger au bout de la cour du temple et gravir les quelques marches qui menaient à un promontoire où les dernières dalles se confondaient avec la roche. C’était un lieu cérémoniel semblable à la pointe du Destin. Une large corniche qui marquait la fin, la limite de la cité et de ce côté il n’y avait aucune passerelle. Encore quelque pas, et c’était le vide. Le plongeon vers le grand torrent qui vous avalerait mille pieds plus bas.

    Yâo vit Naïta poser les Cóngs autour d’elle et s’installer au centre dans la position du lotus. Il n’en revenait pas. Elle allait ouvrir une porte du Ciel alors que cela avait été formellement interdit à tout occupant de la cité, par son père en personne. Elle ne pouvait pas l’ignorer ! Quelque peu démuni, il s’approcha tout de même alors que Naïta commençait à faire vibrer sa gorge.

    « Naïta ?... »

    « Laisse moi ! » fit-elle en reprenant aussitôt sa note. Déjà les Cóngs commençaient à luire alors que l’ombre envahissait la cité jusqu’au temple. Le Soleil disparaissait derrière les pics enneigés et la nuit allait tout recouvrir en quelques minutes. On ne verrait bientôt plus que la colonne bleutée de la porte de Naïta. Yâo ne voyait qu’une seule solution pour éviter le pire et il quitta le promontoire à toutes jambes laissant son amie poursuivre le rituel. 

    Toräl redescendait des sommets avec une poignée d’hommes robustes mais fourbus. Ils avaient mis les troupeaux à l’abri dans une anfractuosité de la montagne bien plus haut. Une cavité naturelle comme on en trouvait beaucoup sur les cimes et qui menait vers une grande caverne où un homme ne pouvait progresser sans courber la tête, le dos voûté sous la roche basse, mais qui était tout à fait convenable pour aménager une étable de fortune. Un filet de cordes tressées et une bonne réserve de foin tenaient désormais les bêtes hors de danger. L’ascension avait été rude et chacun était resté tendu comme un arc, guettant sans cesse le ciel, l’ouïe à l’affut du moindre son inquiétant. Ils étaient chargés comme des mules avec leurs armes pleines de poudre, leurs sacs de cuir remplis de balles de plombs qui leur servaient de munitions ainsi que les longs cordons de mèche charbonnés qu’ils gardaient accrochés à leurs poignets. Tout ceci sans compter leur nécessaire de campement, même sommaire, ainsi que leurs provisions quasiment épuisées. Les hommes tenaient encore debout même si leurs visages étaient rougis par le froid, leurs yeux creusés de fatigue et leurs membres transis de douleur. Durant huit jours et sept nuits, ils n’avaient quasiment pas fermé l’œil, ni relâcher leur surveillance. Même si chacun avait pris son tour de garde après la tombée du jour, les autres avaient difficilement trouvé le sommeil. Cependant le chef des Changü savait pouvoir compter sur ses compagnons. Ses hommes de main étaient grands, larges et solides. Le cuir épais, les bras massifs, capables de résister à l’impact de recul de leurs arquebuses. Force et adresse étaient une nécessité absolue pour manier ces armes lourdes. Les Pàonà, comme on les appelait, étaient des canons à main au calibre imposant. Être aguerris n’était pas suffisant pour encaisser le coup de la décharge dans l’épaule. Viser et tirer en même temps était un véritable tour de force. Il fallait faire preuve d’une adresse inébranlable pour manipuler ces armes. Bien sûr pour le tir, les Pàonà étaient moins maniables que les arcs ou les Quanü, de petites arbalètes de poing, plus employés pour la chasse. Par ailleurs, ils s’avéraient plus efficaces contre un ennemi en temps de guerre car leur portée de tir pouvait aller jusqu’à mille huit cent pieds, soit deux fois plus loin que les flèches et carreaux des archers. Oui les hommes de Toräl étaient des gaillards plus que coriaces. Ils s’étaient battus côte à côte contre des tribus rivales telles que les Yangzï, pour défendre leur territoire et leurs richesses. Ses hommes étaient quatre piliers de granit sur lesquels Toräl s’appuyait depuis des années et leur loyauté était sans faille. Ils savaient tirer sans manquer leur cible, ne discutaient jamais les ordres, dormaient peu et ne perdaient jamais leur temps en palabres inutiles. Couverts de leurs pèlerines de fourrures, ils avaient l’allure d’une troupe d’ours trapus se frayant un chemin entre les blocs de roche saillants qui bordaient la lisière de la forêt. Le silence pesant témoignait cependant de la fatigue de chacun. Une nouvelle nuit tombait lentement sur ce dernier jour de marche et la cité était en vue. Les toits de pagode étaient déjà dans l’ombre des sommets, les passerelles suspendues s’effaçaient dans les vapeurs du torrent, le froid venant aussi vite que la fuite du soleil. Toräl rajusta son col doublé de laine noircie de sueur sur sa nuque raidie. Le vent se levait tout à coup et des odeurs de viande rôtie montaient des premières maisons jusqu’aux narines de ses compagnons. Il leur tardait malgré tout à tous de retrouver la chaleur de leur maisonnée, de se repaître d’un bon repas chaud et de passer la nuit dans leur lit de laine plus douillet que leurs couches minérales dans la montagne.

    Toräl se surprenait à penser au doux visage de sa jeune épouse, si beau et si triste. Il rentrerait, échangerait quelque mots avec elle et mangerait en silence pendant qu’elle lui servirait du thé avec une attention presque pieuse… Et Naïta !... Sa fille était-elle rentrée ? Cette idée le gênait presque. Mieux valait qu’elle reste au temple avec le Chaman… Ces deux là étaient faits pour s’entendre !

    « Toräl ! Regarde ! »

    L’un des hommes sorti le chef des Changü de ses pensées sombres pour lui montrer du doigt une lueur qui s’élevait au-dessus de la cour du temple. Il n’y avait pas besoin d’être devin pour savoir de quoi il s’agissait. Toräl serra les dents et empoignât son Pàonà, déjà chargé de poudre. Tout son corps secoué de rage s’était réchauffé d’un coup. Fixant la lumière bleutée qui se dressait en colonne dans le crépuscule, il pressa l’allure, les nerfs à vif et une furieuse envie de meurtre à l’esprit.

    « Avec moi ! Celui qui a osé faire ça va s’en repentir le reste de ses jours. »

    Sur cet ordre, Toräl se mit à dévaler la pente à une vitesse prodigieuse, si bien que ses hommes peinèrent à le suivre.

     

    Naïta n’avait qu’une idée en tête. Faire venir l’Azur. Appeler le dieu Arcane sur la cité et leur montrer à tous ce dont elle était capable et qu’il n’y avait aucun danger. Elle en était sûre. Après tout, la dernière fois, il n’était venu que dans le but de la délivrer ! De plus, elle avait son médaillon et avec ce talisman autour du cou elle se sentait plus forte, plus sûre de ce qu’elle faisait. Déjà il réchauffait sa poitrine comme à chaque approche de l’Azur… C’est donc qu’il approchait ?! À vrai dire il était difficile de le savoir car l’obscurité avait déjà tout envahi autour d’elle. Un voile gris était tombé du ciel vers les toits et l’éternelle brume remontait depuis le puissant torrent au pied des monts qui soutenaient la cité. La porte de Naïta formait un halo bleuté au milieu du brouillard comme un fard guidant quelque navire céleste. Mais l’Azur n’aurait besoin d’aucun repère pour savoir où elle se trouvait. La fillette était de moins en moins sûre d’elle, assiégée de tous côtés par les ténèbres et le doute, mais elle maintenait la vibration intense de sa note et tentait de distinguer devant, et au-dessus d’elle le moindre signe de l’Azur.

    Le chaman méditait encore face aux réponses des pierres de l’oracle qu’il ne parvenait pas à accepter lorsque Yâo fit irruption dans la salle des prières, haletant, le regard éperdu. Le vieil homme ne fut pas long à comprendre.

    « Qu’y a-t-il ? »

    Yâo, à bout de souffle n’eut qu’un mot à dire.

    « Naïta ! »

    Le Chaman se leva d’un bond dont le jeune garçon ne l’aurait pas cru capable, vu son grand âge. Le vieil homme cachait bien son jeu, ou le nombre de ses années ! Mais il n’avait rien perdu de sa souplesse. Héritage des arts du combat et de l’esprit lié au corps, ou du corps délié de l’esprit ! Yâo se précipita dans la cour du temple précédant le maître des prières pour le mener à Naïta, toujours concentrée, prise dans l’espace de sa porte.

    Le Chaman se figea au milieu de la cour et retint Yâo près de lui.

    « Attends ! »

    Le garçon obéit, suivant le regard que le vieil homme portait droit devant lui. L’air grave, les sourcils froncés, les yeux rivés au-delà de la porte de Naïta, attentif à ce qui allait se produire ne ressentant ni peur ni surprise, simplement de la fascination devant l’entité divine qui se détachait du ciel pour descendre vers eux. 

    Naïta discerna la même chose qu’eux. Sur l’horizon haut et déjà sombre de la cité, on distinguait un mouvement. Une forme étrange, monstrueuse qui remuait tout sur son passage. Cela ressemblait à une boule de tempête, une sphère de vents tumultueux avec, en son sein, des langues de fumée n’ayant de cesse de s’entrelacer et de se décroiser sans relâche. Dans ce filet de brume opaque, on percevait par endroit une tête cornue, des ailes gigantesques et des pattes aussi menaçantes que les serres de mille rapaces. Et cette chose se dirigeait droit sur eux.

    En l’apercevant Naïta avait ébauché un sourire inconscient mais plus la forme s’approchait, plus la fillette reprenait souvenir de ce qu’elle avait vu et vécu à la pointe du Destin. Ce jour là, elle avait appelé l’Azur sans le savoir, grâce au médaillon de cinabre, elle l’avait fait venir sans se rendre compte de ce qu’elle faisait. Comme elle s’était cachée, après avoir fermé la porte du Ciel, l’Azur s’était acharné sur la roche pour trouver le cinabre dont il avait senti l’appel. Lorsqu’il avait vu la fillette et qu’il avait tenté de l’atteindre sous la plateforme, tout portait à croire qu’il ne lui voulait pas vraiment de mal. Il était simplement attiré par le médaillon. Du moins c’est ce que le Chaman en avait déduit. Mais à cet instant, rien n’était moins sûr. Cependant cette fois-ci, Naïta resterait dans l’enceinte de la porte où elle ne risquait rien. Enfin… De toutes évidences, car en réalité elle ignorait totalement ce qui se passerait quand le monstre serait sur elle. Elle n’avait aucune certitude sur ce point.

    Dans la montagne, lorsqu’elle avait lancé sa prière pour qu’il la laisse en paix, l’Azur s’en était allé. Mais cette fois, repartirait-il aussi facilement ? C’était un être qui ne connaissait ni ordre, ni docilité. Quels mots faudrait-il prononcer cette fois ? Plus les secondes passaient, plus la nuit tombait et plus Naïta perdait de son assurance. Le souvenir de cet œil énorme qui l’avait longuement scrutée sous la pointe du Destin, lui retirait tout le courage et la hargne qui l’avaient ragaillardie ces dernières heures. Son envie de prouver sa valeur n’était plus aussi tenace qu’en quittant sa mère. Elle prenait soudainement conscience que son caprice pouvait mettre en danger tous les habitants de la cité, mais il fallait qu’elle garde confiance, elle le devait. De toutes manières, impossible désormais de faire marche arrière. Naïta reprit une profonde inspiration en se disant que tout irait bien, même si sa note tremblotait quelque peu dans sa gorge étranglée par l’angoisse.

    L’Azur venait droit sur elle. Elle le savait, elle le sentait en elle et son médaillon toujours chaud devenait de plus en plus léger. Cette fois, impossible de se cacher, impossible de cesser la vibration de la note qui était sa seule protection. Le monstre pouvait-il traverser les champs lumineux formés par la porte ? Nul ne le pouvait. Aucun être de chair et de sang. Mais un Dieu ? La porte constituait à elle seule un appel pour l’Azur. La « tempête » grandissait à vue d’œil. Qu’allait-elle faire quand il serait là ? Naïta n’avait pas perçu la présence du Chaman derrière elle, mais elle se doutait que Yâo était allé le chercher. Elle ne lui en voulait pas, au contraire. C’était mieux ainsi et cela la rassurait.

    Le Chaman, stupéfait de ce qu’il voyait se produire, se posait les mêmes questions que l’enfant. Étant le seul à tout savoir des évènements qui avaient marqué la vie de sa jeune disciple, il pensait que, si le médaillon était la seule chose qui intéressait l’Azur, il ignorait en revanche quel état il ferait de son porteur. Ce qui était certain, c’est que ce morceau de cinabre devait être empreint de bien plus que quelques symboles, pour attirer à lui le dieu du Ciel. Ce n’était pas un simple bijou. Mais Naïta était bel et bien la seule à éveiller son pouvoir d’appel. Sinon pourquoi ne se serait-il pas manifesté pour Daïa, du temps où elle le portait ? Pour l’heure il n’y avait plus rien à faire. Il fallait attendre, observer et se tenir prêt à agir, à s’interposer si la situation l’exigeait. Mais lorsqu’il vit l’énorme masse du monstre s’abattre sur l’éperon rocheux à tout juste dix pieds de Naïta, il n’en cru pas ses yeux et pensa que cette enfant avait un cran et une témérité à toute épreuve. C’était extraordinaire. Jamais de sa vie il ne lui avait été donné d’admirer l’Azur d’aussi près. C’était une bête magnifique, terrifiante, éthérée, réellement divine. La barrière de fumerolles dansantes qui s’enroulait autour de lui semblait le construire. Morceau par morceau, elle lui donnait vie pour la lui reprendre l’instant d’après en se fondant sur sa chaire. On aurait dit un colossal éclat de métal ardent que l’on aurait plongé dans l’eau. Il en émanait la même brume vaporeuse, le même bruit bouillonnant, la même odeur embrasée.

    Naïta avait fermé les yeux en voyant que l’Azur était presque sur elle. La fillette avait choisi de ne pas regarder afin de tenir sa porte ouverte sans faillir. Mais elle avait tant ressenti ce qu’elle ne voyait pas. Le poids effrayant de ce qui venait de se poser juste devant elle, le tremblement du sol sous son corps, le souffle prodigieux de la bête. Là, tout près delle. Le Dieu distillait toute sa puissance dans l’air qui les entourait. La fillette n’avait pas le courage d’ouvrir les yeux. Elle se voyait de nouveau recroquevillée sous la roche, écartant ses jambes de la griffe menaçante du monstre. Qu’allait-il se passer cette fois ?

    « Naïta ! »

    Yâo avait crié le nom de son amie, puis avait voulu se précipiter vers elle. Dans un élan de courage ou d’inconscience, ne voyant aucune réaction de  la part de Naïta, il avait voulu lui venir en aide, mais le Chaman l’avait fermement retenu près de lui. Dans un sursaut, Naïta avait, du même coup, ouvert les yeux.

    Un long frisson lui parcourut l’échine. Elle découvrait face à elle, l’Azur dressé de toute sa hauteur sur ses pattes arrière, les ailes habillées de nuages encore déployées comme des voiles prêtes à prendre le vent. Naïta leva son visage. Le monstre était si grand qu’elle distinguait à peine sa tête, dans la pénombre et la brume née de son corps tout entier. Comme une réponse à une demande muette, l’Azur s’inclina lentement et la terrible gueule de l’étrange animal vint souffler un air crépitant au nez de la fillette. Naïta observait son front irréel, cuirassé d’écailles aux reflets de moire. Sa moustache d’argent qui flottait dans l’air de la nuit, dénué de brise. Le vent aussi naissait de cette chimère ! Il était tous les états du Ciel à lui seul. Tous les bleus de la voute céleste miroitaient sur son corps, les voiles de brouillard, le feu de l’orage, la folie des tempêtes, les quatre vents sur la Terre. Et ses yeux ! De grands yeux comme elle les avait découvert, la peur au ventre. D’un bleu pur et glacial comme un ciel d’hiver, presque lumineux dans l’obscurité, leur pupille sépulcrale un peu plus ouverte comme celle d’un chat. Il en émanait une sorte d’intelligence dangereuse où se reflétait la douce lueur de la porte du Ciel, toujours ouverte. Naïta se sentait légère et pour cause. Ce n’était pas seulement le corps de la bête qui s’inclinait vers elle, mais elle-même qui montait vers lui. La gravité terrestre s’annulait au sein de la porte mais c’était la première fois que la fillette montait aussi haut au-dessus du sol. Tout flottait dans l’espace autour d’elle. Ses cheveux, ses vêtements, les pierres qui se trouvaient sur la plateforme et son médaillon, sortit de son col et qui semblait tirer sur sa nuque. C’était comme si il tentait de sortir de la porte pour atteindre l’Azur. Naïta résista un cours instant. Elle devait rester à l’abri mais les yeux du monstre s’étaient rapprochés à presque toucher la paroi lumineuse. Il émit un grognement sourd et presque rassurant comme celui de la mère ours à son petit, indiquant qu’il n’y a pas de danger. Alors Naïta se laissa aller. Guidée par le bijou de cinabre elle avança doucement vers la gueule de l’Azur. Fascinée de cette approche si forte qu’elle ressentait dans tout son être, elle eut le geste de l’enfant vers l’animal. Elle tendit sa main vers le museau anguleux de cette bête puissante et superbe, à la beauté effrayante. Son corps s’était allongé. La fillette flottait toujours mais ses jambes s’étaient libérées et étendues. Devant le mur de la porte se profilait une forme étrange mais familière. Une forme née des lambeaux de brume qui entourait la bête. Un visage doux et spectral entre sa main tendue et l'oeil du monstre.  Une vision qui n'était pas inconnue. Naïta tendit encore un peu son bras. Sa main allait traverser la porte, elle allait toucher l’Azur de ses doigts. Sentir enfin ce qu’était cette forme étrange. Sentir de quelle matière étaient faits les dieux.

    Puis tout s’écroula comme une tour de brindilles sous la bourrasque. Une détonation déchira la nuit et une gerbe de feu vint frapper l’Azur en pleine gorge. La bête se détourna d’un sursaut brutal en rugissant de fureur. Naïta projetée en arrière, hurla sous le choc, comme si elle avait été heurtée elle aussi et la porte du Ciel se referma aussitôt. Le corps de la fillette s’abattit rudement sur le sol. Elle se releva presque immédiatement, mais une violente douleur lui paralysait le flanc gauche et lui coupait la respiration. Elle se redressa et eut juste le temps de voir que l’Azur était blessé. Un liquide visqueux et sombre s’écoulait de ses écailles sous son encolure. Sa peau poisseuse et ensanglantée luisait à la lueur des torches des hommes de Toräl qui s’étaient introduis dans la cour du temple. L’un d’eux avait prit le temps d’armer son Pàonà d’une balle de plomb, de la pousser au fond du canon à l’aide d’un refouloir puis d’accrocher sa mèche rougeoyante entre les mâchoires du chien de l’arme. Il n’avait eu qu’à viser en prenant appui sur l’épaule d’un de ses compagnons et de presser la détente pour que le chien s’abatte, entrainant la mèche ardente sur la poudre d’amorce, déclenchant la détonation. Le projectile avait atteint sa cible mais serait-ce suffisant ? Pour de nouveaux tirs, il faudrait plus de temps cette fois-ci. Une odeur de chair brûlée envahissait l’air et Naïta s’écroula à genou à bout de souffle et de force. Son médaillon était retombé sur sa poitrine. L’Azur râlait et se redressait lentement faisant face à ses agresseurs, ouvrant ses ailes comme pour mieux leur offrir la partie la plus vulnérable de son corps, agissant par provocation ou désespoir. Toräl et ses hommes reculaient mais rechargeaient déjà leurs canons. Yâo s’était précipité auprès de Naïta qui toussotait, incapable de se relever. Le Chaman avait levé les bras, s’interposant entre Toräl et l’Azur.

    « Arrêtez ! Toräl ! Es-tu devenu fou au point de t’attaquer à notre Dieu ?! »

    Toräl s’avança, le regard empli de colère et de crainte mêlées face au monstre qui se dressait devant lui. Il le désigna au Chaman, la voix rageuse.

    « Cette chose n’est pas mon Dieu. Cette chose est une bête sauvage et dangereuse qui doit disparaître ! »

    Joignant le geste à la parole, il épaula son arme pour tirer. Le Chaman s’élança vers le chef des Changü.

    « Toräl, non !... Ta fille… »

    Malgré cela les hommes de Toräl et ce dernier lançaient déjà leur charge sur l’Azur. Seulement les ailes du monstre s’étaient refermées en un instant et tout son corps avait basculé sur le côté, au-dessus de Yâo et Naïta. Les fumerolles qui émanaient de lui grossirent dans le même temps, formant un immense tourbillon de nuages épais et sombres, le confondant avec la nuit. Le Chaman se réfugia derrière un des arbres du temple car en un éclair, le maelström forma un bouclier autour de la bête et renvoya à l’agresseur son feu vengeur en une valse fulgurante. Les éclats fusèrent de tous côtés. Les hommes de Toräl durent ramper, ventre à terre pour éviter le retour de leurs tirs. Certains atteignirent le toit des cellules du temple qui furent très vite la proie des flammes. D’autres s’écrasèrent en gerbilles sautillantes et incandescentes sur les pavés de la cour alors que d’autres encore allèrent mourir dans l’ombre du gouffre et s’éteindre dans le torrent. La tempête qu’avait déclenché l’Azur autour de lui se répandait sur le temple jusque dans la cité. Quand les tirs cessèrent, les rafales mirent un certain temps à se calmer, mais plus personne ne bougeait. Les décharges portées par les Pàonà dégageaient un épais rempart de fumée blanche, aveuglant du même coup les tireurs. Même s’ils disposaient encore de munitions, il leur fallait attendre que le nuage se dissipe. Mais Toräl n’attendit pas et versa de nouveau dans son réservoir la poudre d’amorçage et chargea son arme à l’aveuglette. Les bourrasques qui cerclaient la bête s’apaisèrent doucement et le voile opaque qui occultait sa matière s’amenuisait et s’effilochait pour ne laisser que des écharpes clair et brumeuses s’accrocher à ses cornes et ses ailes. Il souleva l’une d’elle sous laquelle étaient recroquevillés les enfants. Naïta était étendue sur le dos, son médaillon sur la poitrine. L’Azur pencha la tête et approcha sa gueule de la fillette quand Yâo s’interposa, se relevant, les bras en croix devant son amie.

    « Non ! Vas-t-en. Laisses la ! »

    Ses jambes flageolaient et son cri était plus désespéré qu’autre chose mais le jeune garçon avait eut si peur pour Naïta qu’il avait réagi sans réfléchir. Maintenant que l’œil féroce du monstre se posait sur lui, il n’était plus certain ne pas préférer s’enfuir à toutes jambes. Quand un nouveau tir retentit. Toräl avait rechargé son arme mais n’avait pas réellement pris le temps de viser à travers la fumée des premiers tirs. Aussi sa balle de plomb ne heurta que la corne de l’Azur, mais la gerbe de feu qui la suivait retomba sur le pauvre Yâo qui la reçu comme une douche brûlante sur le visage et ses vêtements qui s’enflammèrent aussitôt. Le jeune garçon poussa un hurlement strident, presque animal, et tomba à terre, se tortillant comme une anguille à qui on va trancher la tête. Naïta malgré sa blessure se précipita sur lui pour lui venir en aide. Au prix de mille efforts elle réussi tant bien que mal à retirer sa veste de coton épais pour y étreindre son ami et étouffer les flammes qui léchaient sa peau. Elle n’entendait plus les rugissements de rage de l’Azur qui s’était jeté sur Toräl. Le chef des Changü était tombé à la renverse, aveuglé par son dernier tir, c’est à peine s’il avait vu le monstre fondre sur lui. Sa gueule énorme jaillissante d’un enfer brûlant, traversant l’écran de fumée blanche et opaque des Pàonà, tout droit sorti d’un cauchemar de brume, s’était arrêtée à peine à une toise du père de Naïta qui, pour la première fois avait senti sa dernière heure arriver. Peut-être avait-il eu réellement tord de défier le Dieu du Ciel. À présent ce dernier allait se venger sans doute. En le carbonisant de son souffle ardent, en le déchiquetant sur place ou en le broyant sous ses pattes de reptile volant. Mais l’Azur avançait sa gueule emplie de crocs acérés vers Toräl tandis que celui-ci tentait vainement de reculer pour se soustraire à une morsure fatale. Soudain sa main heurta son Pàonà qui était tombé pendant la bataille et ses doigts l’agrippèrent à moitié mais l’Azur lui rugis toute sa colère au visage, l’avalant presque dans sa gueule hurlante si énorme que Toräl renonça à toutes tentative pour s’y soustraire. Le chef de la cité ferma instinctivement les yeux, mais la bête titanesque fit brusquement volte face, tournoyant sur elle même comme une tornade et se rua en un éclair vers l’abîme du torrent, bousculant tout sur son passage comme une rafale vociférante, laissant une traînée de sang chaud derrière elle disparaissant dans ses lambeaux de vapeurs, s’habillant de nouvelles volutes tournoyantes qui l’emportèrent dans l’ombre. Son vol remontait vers les sommets, on pouvait l’entendre mais  on ne le voyait plus. Tout le monde resta tétanisé jusqu’à ce que le battement de ses ailes ne se fasse plus entendre. Alors le Chaman se hâta de porter secours aux enfants. Naïta sanglotait doucement sur le corps de Yâo, immobile et inconscient. Les hommes de Toräl aidèrent ce dernier à se relever sans dire un mot. Le chef des Changü ramassa son canon et croisa le regard du Chaman sur le promontoire rocheux. Les deux hommes s’affrontèrent un instant. Les yeux du maître des prières étaient lourds de reproches. Les sentiments de Toräl étaient confus. Il s’y mêlaient honte et colère. Mais cette fois il mettrait fin à tout cela. C’était sa propre fille qui avait transgressé l’interdit et mis en danger les siens en attirant ce fléau sur la cité. Il n’était plus question de clémence. La moindre indulgence serait considérée comme une faiblesse et il ne pouvait pas se le permettre. Il tourna le dos au Chaman et, s’adressant à haute voix à ses hommes afin que chacun l’entende même au-delà des portes du temple, il donna ses ordres.

    « Que le garçon soit ramené chez lui et qu’on l’y soigne. Faites venir les guérisseuses. Je vais rester dans la salle des prières pour y tenir conseil… Amenez moi le Chaman… et ma fille ! »    

     Toräl se dirigea d'un pas décidé vers l'intérieur du temple, abandonnant le maître au désespoir de voir brûler une partie de celui-ci, sans que personne ne se donne la peine d'y remédier. Ce châtiment n'était que le début des représailles.   ©

    à  suivre...

     

    L'héritage de l'Azur : Chapitre XII 

     

     

     

    Les Pàonà.

     

     


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    Et voilà!

    Dernière journée intense en émotions de la masterclass de Christopher Vogler. Je ne parvenais plus à partir!

    Pourtant il le faut bien... Retourner dans la vraie vie. C'est difficile après une telle parenthèse.

    J'attendais beaucoup de cette formation. J'avais suivi les conseils d'Alexandre Astier et depuis mon inscription une petite voix résonnait en moi, pleine de promesses, me persuadant que cela allait changer quelque chose dans ma vie. J'attendais ces trois journées avec impatience et les redoutais aussi, de peur qu'elles ne soient pas à la hauteur de mes espérances mais aussi par plaisir d'attendre une chose qui se déguste au lieu de s'engloutir.

    Les promesses de Christopher Vogler étaient d'ailleurs du même ton le premier jour. Alors tout au long de ces trois jours j'ai appris beaucoup. A la fois un peu déçue par moment, parce que je découvrais que je portais déjà en moi certaines choses qu'il nous enseignait, et enthousiaste de me rendre compte que j'allais enfin savoir comment mettre tout cela en ordre et apprendre à jouer avec. J'ai pris conscience que je n'allais pas être enchaînée à un schéma d'écriture mais que j'avais dans les mains un outil malléable à volonté. J'ai compris aussi quelle liberté ce pouvait être d'écrire. J'avais déjà, j'ai toujours eu cette passion dévorante, ce frisson de la page blanche que je m'apprête à noircir de mon imaginaire, mais aujourd'hui ce dont je me rend compte c'est à quel point c'est formidable de savoir créer. C'est une chance extraordinaire. Cette imagination immense, cette envie permanente, ces images. Qui a cette chance? Pour rien au monde je n'échangerai cette passion contre une autre. Quelle chance de pouvoir écrire, quelle chance de n'avoir besoin que d'un papier et d'un crayon pour être heureuse, quel bonheur de se rendre compte que personne ne peux vous empêcher de faire ça! C'est un bonheur à la fois si simple, maudit et vital.

    Durant ces trois jours, j'ai appris mais j'ai aussi attendu. J'attendais la promesse de Vogler. Cette promesse qu'il réussirait à nous toucher, à toucher nos coeurs, à nous changer au plus profond de nous même. Mais comment? Grande ambition! Et avec mon peu d'estime de moi habituel, je me disais, "ça ne va pas marcher, tu vas voir que sur moi ça ne va pas fonctionner, et zut!"

    Et finalement si!... Et c'est là qu'il est très doué, car c'est à la toute fin, dans ces toutes dernières phrases qu'il y a eu un déclic très puissant en moi. Tout cela n'aurait pas pu avoir lieu sans le travail en amont des trois jours précédents bien entendu, mais je désespérais un peu et puis au moment où je n'y pensais plus, cela m'a atteint comme une flèche en plein coeur. Je suis retourné lui dire au revoir et j'ai fini par quitter le Balzac, les larmes aux yeux en regardant tout autour de moi comme si je découvrais la vie.

    Je regardais les gens dans la rue, j'affichais un sourire presque béat sur mon visage, j'avais l'impression d'irradier, l'euphorie me gagnait, j'avais la sensation de voir le monde différemment. Et cela devait se sentir car les gens me regardaient aussi, comme une chose étrange qui traversait l'air environnant!! Sans doute toutes ces sensations retomberont-elles doucement une fois que ces trois journées seront "digérées" émotionnellement. Mais je ne voudrais pas perdre l'essence de ce que j'en ai retiré. 

    Je pleure, je ris, je suis si heureuse, si gagnée de nouveau par l'envie d'écrire que je ne sais plus comment l'exprimer. Je ressens bien le fait qu'il va me falloir un peu de temps pour oublier tout cela et y revenir ensuite. Mais je vais poursuivre, je vais continuer ma route, faire confiance au chemin que j'ai choisi, car je suis déjà dessus. Et lorsque j'aurai un doute, des désespoirs, des craintes, des chagrins ou des colères, quand je ne croirai de nouveau plus en ce que je fais -car cela arrivera forcément de nouveau!- je repenserai à ces dernières phrases de Vogler et à cette belle rencontre. J'y repenserai pour me donner la volonté de continuer. Il m'a dit "Bon courage"! (en français), et la dédicace qu'il m'a faite, que je n'ai bien sûr pas compris tout de suite, n'est autre que cette dernière phrase qui a tenu sa promesse pour me toucher et me changer au plus profond de moi... "Trust the Path"! : "Crois en ton chemin, croyez en votre histoire!... et écrivez de belles histoires car le monde en a besoin!"

     

    Merci Mr. Vogler.

    Les outils de la Narration

     

     

     

     

     

     

     

     


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  •  Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédictions qui se présente à elle ce jour là?

        

    L'héritage de l'Azur ©

     

    La pointe du destin se profilait dans le ciel du soir comme une dent brisée, couchée et prête à basculer dans le vide. Pourtant la plate-forme rocheuse était encore bien ancrée dans la montagne pour les siècles à venir même si sa surface vibrait au son des tambours. Frappant les peaux tendues sur leur cercle de bois creux, les mailloches accompagnaient les pas du cortège qui s’avançait sur le rocher des rituels.

    Le cœur battant à chaque percussion brève et sèche, Naïta avançait. Elle progressait doucement, suivant le mouvement lent et solennel de la procession. Des hommes armés et des femmes officiant comme prêtresses au temple, l'accompagnaient en colonne de torches enflammées jusqu'à la pointe de la plate-forme. Leurs ombres retombaient ondulantes sur la roche mouillée et brillante. Les poignets de la fillette étaient ligotés devant elle et elle se tenait droite, fière, presque impassible, le regard lointain. Ses yeux étaient rougis mais secs. Tant de larmes en étaient sorties, qu’elle pensait les avoir écoulées jusqu'à la dernière dans un flot de colère asséchant jusqu'à son cœur, la douceur désertant son visage. Elle allait mourir... 

    Sa vue se perdait dans l'immensité béante et impénétrable de la nuit qui reprenait ses droits au-delà de la pointe rocheuse et des flambeaux. Plus loin c'était le vide, le gouffre sombre, le noir absolu qui dévorait tout et où elle avait soudain envie de se jeter. La gueule de l'Azur s'était refermée sur le jour, emportant le monde dans l'ombre de ses entrailles. On ne distinguait rien, que les reflets des flammes se perdant sur les cimes des sapins. Un petit crachin de bruine glacée commençait à s'abattre sur l'assemblée réunie en contrebas du rocher, faisant grésiller les torches, luire les épaules cuirassées des hommes d'armes, s'insinuant froide et humide jusque dans les membres transis des plus jeunes. La procession s'était arrêtée. Naïta fut placée au centre de quatre Cóngs par un des hommes de son père, qu'elle connaissait bien. Elle chercha ses yeux, tentant de capter son regard fuyant. Elle voulait encore comprendre malgré sa résignation. Elle cherchait encore des réponses à ses questions perpétuelles qui la hantaient depuis deux jours. Comment pouvaient-ils faire cela ? Cet homme, ces gens qui l’avaient vu grandir, qui avaient joué avec elle, qui l’avaient accompagnée tout au long de son enfance, qui l’avaient toujours aimée et respectée. Pourquoi, sachant ce qui allait se produire, agissaient-ils ainsi ? Aucun d’entre eux ne lui viendrait-il en aide ? Aucun d’entre eux ne trouverait-il le courage de s’opposer à la volonté démente de son père ? Même le Chaman semblait s’y être plié ! S’ils avaient tous été de parfaits inconnus, les choses auraient été différentes. Mais en cet instant, Naïta les détestait tous, de toutes ses forces et cette rage était sans doute la seule chose qui la maintenait encore debout.

    Cet homme qui évitait le regard accusateur et insistant de la fillette... D’autres comme lui avaient certainement conscience de faire quelque chose de mal. Ce rituel était un sacrifice. Chose que l’on ne pratiquait plus depuis des dizaines d’années et encore moins avec des êtres humains. Les dernières offrandes au ciel avaient été de jeunes agneaux égorgés au soir du solstice d’hiver sur la pierre du temple. Personne ne s’était donné la peine de gravir la montagne jusqu’ici.

    Mais aujourd’hui tout était différent. Ils avaient peur, ils avaient tous peur. Toräl compris. Il n’y avait qu’à les regarder, tous réfugiés sous l’abri des arbres, prêts à se sauver, s’éparpillant dans la forêt comme un troupeau affolé en cas d’attaque. La fillette réprima un sourire. Ils étaient tous si pitoyables.

    Daïa n’était pas présente. Bien entendu ! Sa mère s’était enfermée dans le temple - à moins d’y avoir été contrainte - lorsqu’elle avait appris ce qu’on allait faire de sa fille. Sans doutes avait-elle supplié son époux. Sans doute s’était-elle traînée à ses pieds, pleurant, hurlant, pour qu’il épargne la chaire de sa chaire. Sûrement. Mais cela n’avait servi à rien et en ce moment son unique prière s’élevait du temple vers les cieux pour implorer encore. À quoi bon ! Naïta eu un soupir désabusé. Voir sa fille mourir. Quelle mère aurait pu supporter un tel spectacle ? Car c’était bel et bien un spectacle. En songeant avec quelle simplicité elle avait fait venir l’Arcane pour la première fois à cette même place, la fillette ne pu que se moquer de cette mise en scène grotesque. Alors que les hommes d’armes l’avaient laissée seule, elle promena son regard autour d’elle. Les Cóngs avaient été placés dans leurs traces et le calme s’était fait autour de la pointe du rocher. Que pouvait-il se passer à présent ?

    Au bout d’un long silence, tout juste troublé par le clapotis de la pluie, Naïta laissa échapper un rire irrépressible face au constat qu’elle venait de faire. Prise d’une rage soudaine, elle se tourna vers l’assemblée et les toisa.

    « Eh bien ?... Que regardez vous ?... qu’attendez vous ?! »

    Personne ne répondit. La plupart avaient baissé les yeux. D’autres la regardaient toujours comme si elle n’avait pas parlé ce qui ne fit qu’amplifier sa colère.

    La brume remontait de la gorge vers les sommets et envahissait doucement les lieux, transformant les flambeaux en pâles lueurs, des brûlots timides entourant le rocher. Le brouillard faisait partie de la vie de la cité, mais parfois il prenait une épaisseur, une ampleur, une vie propre qui devenait inquiétante. C’était le cas ce soir. C’était un monde qui n’appartenait ni au royaume des vivants, ni à celui des morts. Opaque, palpable et pourtant insaisissable, infranchissable et glacial, il était à lui seul le domaine des Dieux. Aucun mortel ne s’y sentait en sécurité car depuis toujours il était considéré comme le souffle de l’Azur.

    Ce voile qui envahissait tout encouragea Naïta dans ses sarcasmes. Elle se sentait moins seule tout à coup.

    « Vous semblez tous avoir oublié une chose, bande de trouillards imbéciles !... Je suis la seule à pouvoir appeler l’Azur. Alors ?... Que croyez vous ? Que je vais appeler ma propre mort ? »

    Le Chaman avait détourné son regard pour croiser celui de Toräl. Celui-ci hocha la tête comme pour approuver à la question muette du maître des prières. Ce dernier sortit du rang des prêtresses et vint échanger quelques mots à voix basse avec le chef des Changü qui acquiesçât nerveusement en disant ce que Naïta perçut car son père ne savait pas chuchoter.

    « Fais ce qui doit être fait ! »

    Le maître des prières se détourna et gravi la roche qui le séparait de la fillette, appuyé sur son bâton. Il s’avança vers elle. Naïta le regard suppliant, s’adressa à lui presque en chuchotant.

    « Mon maître, je vous en prie… Vous êtes le seul à pouvoir les convaincre et persuader mon père d’arrêter cette folie…  »

    Le vieil homme plongea son regard vif et bleu dans celui de la fillette mais il ne semblait pas l’écouter, comme pris par la transe. Il prit la main gauche de l’enfant sans méfiance et y plongea un petit poignard sorti de sa robe de bure. Naïta hurla sous la morsure du tranchant, la lame entailla profondément la paume sur toute sa largeur, brûlant la chair sur son passage. Lorsque enfin il lâcha sa main, la clameur de l’enfant s’évanouissait en écho plaintif dans l’air du soir, chargé de fumées à l’odeur âcre s’échappant des feux sacrificiels. La fillette avait arraché sa main mutilée à l’étreinte du chaman pour la recroqueviller contre sa poitrine. Elle serrait son poing en gémissant. Elle aurait cru y tenir son cœur arraché, les yeux hagards, rivés sur le sang chaud qui s’écoulait abondamment entre ses doits repliés, impuissants à le retenir. Elle était devenue livide et une puissante nausée s’empara d’elle. Elle lança au vieillard un regard empli d’incompréhension. Sa vision se brouillait soudain derrière le flot de ses pleurs et elle senti le vertige, qui jusqu’ici lui était inconnu, prendre possession de son corps. Les larmes ruisselaient sur ses joues brûlantes. Elle ne pouvait s’empêcher de sangloter comme une enfant, comme la fillette qu’elle était. Ses jambes se dérobèrent sous elle et elle tomba à genoux. Les lèvres entrouvertes et la gorge étranglée, elle était incapable de parler. Incapable de demander au Chaman pourquoi. Pourquoi lui aussi la trahissait après avoir fait semblant de la soutenir. Pourtant un sourire étira la barbe du vieillard. Un sourire doux qui n’avait rien de cruel. Naïta surprise, scruta les yeux de son maître. Son regard était maintenant doux, affectueux comme elle l’avait toujours connu dans ces moments de complicités où le vieil homme lui offrait sa compassion. Pourquoi cette attitude si confiante dans un moment pareil ? La douleur palpitant dans sa main et tout son être, Naïta comprenait pourtant qu’il se passait quelque chose. Le chaman tentait-il de lui faire entrevoir que ce qui allait se passer n’était pas fatidique ? Il revint vers elle après quelques incantations murmurées au vent, passant entre les flambeaux qui entouraient le totem. Il colla presque son visage à celui de la fillette et dit dans un souffle :

    « Ton sang… »

    Il saisi et ouvrit la main meurtrie de Naïta qui gémit à nouveau étouffant un sanglot.

    « Ton sang pour le sien. Touches l’Arcane, mêles ta vie à la sienne et tu vivras mon enfant. Courage ! »

    Sur ces mots il glissa le poignard dans la main valide de la fillette et s’écarta d’elle en déclamant, les bras levés vers le ciel :

    « Que l’Azur ai pitié de toi, Naïta ! »

    Baissant les mains il jeta un dernier regard à l'enfant. Un regard soudain triste, le front plissé d’inquiétude.

    « Adieu petite. »

    Puis il s’éloigna pour rejoindre les autres et disparaître dans la sombre épaisseur du bois, la laissant seule en apparence mais épiée de tous.

    « Tous des lâches ! » pensa-t-elle. Y compris lui. Le maître des prières semblait avoir tenté de la rassurer de manière bien étrange et brutale. Que voulait dire ses dernières paroles ? Comment pouvait-il croire une seconde qu’elle avait une chance de survivre ? Pourtant, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, cet espoir, si infime soit-il, elle le ressentait malgré tout. Une sorte d’instinct de survie certainement. Un sentiment qui tient l’être si fort, qu’il est capable de nous faire croire la mort impossible jusqu’au dernier instant, avant son baiser funeste. Seulement le désarroi que Naïta avait pu lire dans les yeux du chaman ne faisait que renforcer sa propre angoisse. Elle allait mourir et rien ni personne ne la sauverait plus désormais. Elle devait attendre à présent. Attendre sa fin avec dignité et oublier la peur. C’était cela le plus dur. Mais elle savait que tous l’observaient dans l’ombre de la forêt. Cachés comme des lapins craintifs dans leur terriers. Elle n’allait pas leur donner le plaisir de la contempler transie de peur. Après tout c’est elle, ici, qui prouvait maintenant qu’elle avait plus de courage que tous ces poltrons réunis. Mue par ce sentiment de colère qui montait en elle comme une seconde force, un deuxième souffle de vie, elle se releva et affronta l’horizon invisible, la tête haute, le front droit encore tremblant, sa main meurtrie souillant ses vêtements, mais le visage fier sur lequel ses dernières larmes finissaient de sécher au vent.

     ... à suivre.

    L'héritage de l'Azur : Chapitre XIII

     

     

     

    Poignard du Chaman. 

     

     


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    Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédictions qui se présente à elle ce jour là?

        

    L'héritage de l'Azur ©

      

    Le brouillard irréel s’épaississait toujours plus sur la pointe du Destin et Naïta laissait divaguer son esprit déjà absent. La douleur de sa blessure à la main était si forte et cuisante qu'elle la plongeait dans une sorte de transe entre évanouissement et hurlement intérieur. Le silence s'était installé de nouveau, pesant et insupportable aux frêles épaules de la fillette. Elle fixait la nuit devant elle appelant soudain la mort de toutes ses forces. Sur une pensée pour sa mère les larmes lui vinrent baignant ses yeux d'une douceur apaisante sous le souffle léger de la brume. La rage montait en elle, déformant ses traits, fronçant ses sourcils, tordant sa bouche en un rictus écoeuré, les lèvres tremblantes humectées de pleurs. Elle sentait toujours les regards fixés sur elle et leur attente autant que la sienne lui devenait insoutenable.

    Elle hésitait entre courir pour sauter dans l'abîme noir ou se donner la mort devant tous avec le poignard que le chaman lui avait laissé. Sans doute était-ce même dans ce but que le maître des prières avait glissé l'arme dans sa main valide. Mais assurément disparaître dans l'ombre la séduisait plus en cet instant. Déterminée, elle glissa le poignard dans sa ceinture et fit un pas en avant mais la pointe de son pied buta contre un obstacle invisible. Elle posa son regard au sol. Il n'y avait rien. Pourtant Naïta sentait tout son corps résister subitement à sa volonté de bouger et encore plus à celle de se jeter dans le vide. Surprise et contrariée elle se tourna sans comprendre vers les autres et le chaman devant eux. Il la regardait fixement et elle pouvait l’entendre murmurer, tenant son bras légèrement levé sous la large manche de sa tunique.

    Le sang de l'enfant ne fit qu'un tour. Comprenant qu'en plus de l'avoir mutilée il ne lui laissait pas le choix. Elle était prisonnière des pierres de prières. Elle ne pouvait pas sortir. Disposées en carré autour d'elle, les Cóngs suffisaient à la clouer sur place sans avoir besoin d'ouvrir une porte du ciel. La litanie que le chaman marmonnait tout bas accentuait le pouvoir tellurique des pierres sur la parcelle qu'elles enserraient. Sur cet emplacement précis l'attraction se trouvait décuplée autant qu'elle pouvait être annulée lorsqu'une porte s'ouvrait. Impossible de sortir ! Naïta entra dans une fureur incontrôlable et fit face à tous ceux qui osaient encore soutenir son regard empli de démence.

    « Je ne l'appellerais pas ! » cracha-t-elle. « Faites le vous même si vous le pouvez bande de lâches ! Je vous déteste tous, m'entendez vous ? Je vous hais et vous maudis ! Je ne suis pas des vôtres, aujourd'hui je le sais, je ne l'ai jamais été ! »

    Ces grands yeux bleus fulminaient. Sur ces paroles prophétiques elle saisit, de sa main ensanglantée, son chignon de jais et brandis le poignard au-dessus de sa tête. D'un coup sec et sans accrocs la lame fine et aiguisée tranchât la chevelure d'ébène. Naïta rejeta à terre sa coiffe traditionnelle et son peigne de jade comme des trophées brisés et perdus. Les longs cheveux s'éparpillèrent sur la roche en corolle noire et vermeille. L'assistance, décomposée par ce geste, se taisait. Le chaman restait fixé sur Naïta. Ses cheveux courts désormais, retombaient en mèches folles et désordonnées autour de son visage, collées ça et là par le sang poisseux. La fillette siffla entre ses dents, défiant le chaman.

    « Je ne l'appellerai pas ! »

    Le chaman n'avait pas d’autre choix à présent. Il entonnât la note vibratoire qui ouvrit la porte du ciel. Les Cóngs se mirent aussitôt à vibrer d'une lueur bleutée puis enserrèrent l'enfant entre quatre murs de lumière. Naïta comprenait mieux à présent pourquoi le maître des prières avait entaillé sa main. Personne ne pouvait ouvrir une porte du ciel à sa guise sans s'y trouver lui même. Seul le chaman pouvait prétendre à ce pouvoir à condition de placer au centre des Cóngs une personne blessée, meurtrie ou souffrante. La porte du ciel s'ouvrait alors sous ses incantations afin de soigner le mal du faible. Ainsi il pouvait appeler lui même l'Azur à travers elle en profitant de la blessure qu'il lui avait infligée. Quel pitoyable artifice!

    Naïta bouillonnait. Elle semblait possédée. Ce subterfuge auquel ils avaient recours suffirait-il pour faire venir l'Azur jusqu'à elle ? Peu lui importait à présent. Se barbouillant le visage du sang qui s'écoulait encore de sa plaie béante elle entonna sa malédiction.

    « Par le sang que vous avez fait couler, je vous condamne. Par le cri de l'innocence, j'en appelle à l'Arcane. Par le sacrifice de mon âme, je vous maudis. Que vos vies ne soient plus désormais que souffrance et peur, que la cité des nuages tombe aux mains de l'ombre, que vos jours soient sans saveur, que vos nuits soient sans repos. A jamais entre colère des eaux et des cieux, vous vivrez. »

    En proférant ces paroles pour les condamner tous, Naïta sentait une puissance nouvelle et étrangère la grandir. Elle voyait les visages des habitants de la cité se métamorphoser devant elle. Ils prenaient tous peur en entendant ces mots et un même mouvement de recul les pris soudain. Même le chaman se retira de quelques pas, baissant le bras et laissant s'évanouir les vibrations de sa gorge dans l'air de la nuit troublé par les torches. La porte du ciel se refermât, rendant sa liberté à Naïta.

    Un long frisson parcourut l'échine de la fillette. Elle se retournât lentement, comprenant que ses invectives n'étaient pas seules responsables de la terreur qu'elle lisait dans les yeux de ceux qui l'avaient mise là.

    Devant elle, il n'y avait rien que l'obscurité impénétrable et insondable. Pourtant elle sentait une chaleur, un souffle tiède qui réchauffait son visage, faisant sécher le sang qu'elle y avait déposé. Puis elle compris lorsqu'elle leva la tête. Au-dessus d'elle, des voiles de vapeur avaient pris forme, s'arrachant au brouillard ambiant et dansant dans le ciel sans vent tout en dessinant des figures étranges. Ces même volutes de nuages qui étaient venu jusqu'à elle dans le cachot.

    Naïta se mit à trembler, le souffle chaud se rapprochait et un grondement se fit entendre. Tout droit sortie des ténèbres, la dominant de toute sa hauteur, la tête colossale de l'Azur s’arrachât alors à l'obscurité. Il semblait naître de la nuit, vêtu d'elle. Petit à petit, l'ombre lui donnait vie. Il était là ! Juste derrière la fillette. Depuis combien de temps ? En contrebas les habitants de la cité avaient vu ses grand yeux s'ouvrirent derrière la brume et se mettre à briller dans la pénombre avant qu'il n'avance dans la lumière des torches qui entouraient Naïta et leur révèle sa présence par sa terrible gueule d'où émanaient les lambeaux de brume.

    La fillette chancela et failli tomber à la renverse mais elle tentât de garder le peu de contenance qui lui restait et fit face à l'Arcane. Mais son corps tremblait de tout ses membres alors que le monstre majestueux et effrayant approchait son museau anguleux à moins d'une toise de son visage couvert de sang séché.

    Dans un élégant mouvement d'arabesques blanches la bête tourna la tête de côté comme un oiseau curieux et pointa son œil d'éther sur Naïta. La fillette ne pu s'empêcher de reculer manquant de glisser de la roche. Cette fois elle ne pouvait pas se réfugier sous la pierre pour échapper à la créature divine.

    Mais déjà l'Azur se redressait de toute sa grandeur et l'enfant vit briller sa gorge d'un éclat pourpre et luisant. C'était du sang qui recouvrait les écailles de son cou. Ainsi il avait bel et bien été blessé par Toräl et ses hommes sur la pierre du temple lorsqu'elle avait failli le toucher. Naïta fut soudain tirée de ce souvenir par un cri.

    « Toräl non ! »

    La fillette fit volte face vers les habitants de la cité, voyant le chaman se précipiter sur le chef des Changü et ses soldats qui avaient déjà au creux du bras des Pàonà chargés et prêts à tirer. Le chaman tenait l'épaule du père de la fillette d'une poigne de fer.

    « Es-tu fou ?! La dernière tentative ne t'as-t-elle pas suffit ? Baisse cette arme, tout de suite ! »

    Tous deux se figèrent en entendant le grognement de l'Azur qui, dressé tel un rapace sur ses pattes arrières avança l'une d'elle sur Naïta. La fillette s'était retournée vers lui et il semblait prêt à se saisir de l'enfant dans ses effrayantes serres. Toräl était prêt à faire feu et leva son arme vers la bête. Alors que l'une des griffes acérées du monstre s’approchait dangereusement de Naïta, son père s’avança, l'arme au poing.

    Percevant ce mouvement qu'il avait semblé vouloir ignorer les premières secondes, l'Azur recula sa patte et pencha son cou au-dessus de la fillette ouvrant sa gueule et grondant à la face de Toräl comme un avertissement.

    « Toräl ! Recule, par les cieux ! » cria le chaman.

    Mais comme le chef de la cité ne bougeait pas, appuyé par ses hommes, l'Azur déploya ses ailes magnifiques de part et d'autre du rocher, allongeant un peu plus son corps fascinant vers Naïta comme un félin se couche sur sa proie pour empêcher qu'on la lui vole. Un vent aiguisé s'était levé d'un coup, tout droit venu de cet abri que le monstre étendait autour de lui. L'animal d'un autre âge prit une profonde inspiration et ouvrit grand sa gueule sombre pour les gratifier d'un puissant hurlement qui plongea sur eux à travers une terrible bourrasque. Face à cette tempête irréelle, les Changü s'enfuirent à toutes jambes à travers les grands sapins dont les branches virevoltaient comme des brindilles sous la rafale que l'Azur crachait.

    Toräl s'était couché et rampait sous l'abri de la pointe du Destin suivi par le chaman, s’agrippant aux racines et à la roche de toutes leurs forces. Tandis qu'il tentait de se redresser et d'enflammer la mèche de son arme le maître des prières le toisa, hurlant pour se faire entendre dans la tornade de brume qui les cernait.

    « Arrêtes tout de suite cette folie. Tu ne peux rien contre l'Arcane ! »

    Mais Toräl ne l'écoutait pas. Il lui jeta un regard mauvais, ses cheveux noirs secoués par la tempête finissaient de lui donner l'allure d'un dément. Il se contenta d'armer son Pàonà enroulant la longue mèche autour de son avant bras, attachant le bout au chien de métal du canon. Puis il se risqua à jeter un œil vers la pointe du rocher et dit.

    « Ce n'est pas l'Arcane, ce n'est pas un Dieu. J'en veux pour preuve le sang de la blessure que je lui ai infligé qui coule encore sur sa gorge. » dit-il avec un sourire haineux. « Ce n'est qu'un monstre des sommets que je peux tuer. Et si tu dis vrai l'Azur n'est pas immortel ! »

    Pendant une seconde le chaman ne pu s'empêcher de penser que, décidément Toräl avait aussi mal retenu les enseignements que sa fille, mais il se repris alors que le vent se calmait.

    « Arrêtes Toräl ! Ce n'est pas ainsi que tu sauveras ta fille ! »

    «Ce n'est pas ma fille !... » hurla-t-il fulminant. « Ecartes toi vieil homme!»

    Le chaman resta interdit l'espace d'un instant, puis se jeta de nouveau sur son bras.

    « Si tu ne cherche pas à sauver Naïta alors cela suffit. Laisse l'Azur l'emporter. Il faut le laisser repartir avec l'enfant. C'est ainsi que cela doit être. »

    Mais Toräl se dégagea brutalement.

    « Laisses moi ! Je n'ai que faire de tes conseils de sorcier. »

    Mais alors qu'il relevait son arme vers l'Azur, il vit Naïta. La fillette avait rampé jusqu'au bord du promontoire rocheux, à l'abri des ailes de la bête. Leurs regards se rencontrèrent et tous deux se figèrent dans leur élan. Naïta baissa les yeux sur le canon que tenait Toräl, la mèche rougeoyante prête à enflammer la poudre. Elle n’arrivait toujours pas à y croire. Qui était cet homme ? Un chef de tribu qui protège ? Un époux qui rassure ? Un père qui aime ? Naïta ne le connaissait pas. Alors l'oeil aussi mauvais que celui de son père, la fillette serra les mâchoires et se releva, les poings fermés de rage. Elle se redressa dominant les deux hommes du haut du rocher, brandissant, de sa main valide, le poignard qui lui avait ouvert l'autre. Elle fixait son père le défiant de tirer s'il en avait encore le courage. Le chaman guettant les réactions de chacun ne pu s'empêcher d'entrevoir ce que la prophétie des pierres divinatoires lui avaient annoncé. Il failli tomber à genou en voyant Naïta debout, les cheveux courts dansant dans le vent, le visage fier,telle une guerrière d'un autre temps, alors que, derrière elle, le museau d'écailles et l'oeil de glace se fondaient dans les derniers reflets des torchères, semblant dire:

    « Ne craint rien fleur de brume. Tu as un allié dorénavant ! »

    Mais il vit aussi les larmes couler sur les joues rougies de sang de Naïta. Les lèvres entrouvertes, elle respirait difficilement. Comment tenait-elle encore debout après ce qu'il venait de lui faire subir ? Le maître des prières s'entendit prononcer un mot sans presque ouvrir les lèvres.

    « Naïta... »

    Le nom s'évanouit aussitôt dans un nouveau grondement de l'Azur. Alors Toräl repris contenance et visa mais d'un geste vif, le chaman saisi le morceau de mèche pendant entre son bras et l'arme. Le canon échappa au chef de la cité. Le coup parti mais le projectile de plomb dévia sur le rocher, s'y écrasant dans une gerbe de feu qui atteignit Naïta et cloua les deux hommes au sol. La fillette trébucha en s'écartant des flammes. L'Azur hurla de nouveau, battant des ailes, déplaçant autour de lui l'air de la nuit froide, déchaînant les quatre vents sur la pointe du Destin. Toräl était tombé inconscient près des arbres tandis que le chaman restait plaqué au sol sous la tempête. Il tenta de voir autour de lui. Plus personne. Tous avaient fui sans se soucier de leur chef et de ce qu'il adviendrait de Naïta. Comment avaient-ils pu en arriver là ? Il releva la tête vers la pointe rocheuse alors que le vent se changeait en brise. L'Azur repliait ses ailes et se penchait sur l'enfant. Le chaman se releva pour mieux voir, il ne distinguait pas Naïta sur le haut du promontoire. Alors qu'il reculait de quelques pas, la bête releva la tête vers lui, sans un bruit cette fois. Le vieil homme se figea. L'oeil du monstre rétrécit entre ses paupières puis il ouvrit la gueule et saisi Naïta entre ses crocs. Le chaman se retint d'avancer vers eux. La petite avait perdu connaissance. Son corps inerte pendait comme une minuscule poupée de chiffon entre les dents de l'Azur.

    Alors dans un nouveau tourbillon de brume et de rafale, le dieu du ciel disparut dans la nuit étoilée. En quelques instants, le souffle de son vol fut loin et le maître des prières s'appuya sur son bâton pour ne pas s'effondrer. Il fixa longtemps l'horizon absent dans l'abîme sombre et le silence de nouveau présent et pourtant si invraisemblable. Il avait beau avoir vu et oeuvrer pour l'issue de ce rituel, il avait malgré tout du mal à croire ce qu'il venait de voir. Reprenant ses esprits il observa autour de lui. D'un pas lent il s’approcha du corps inanimé de Toräl et posa sa main sur son poignet... Il vivait toujours. Le vieil homme en fut soulagé même s'il se surprenait à avoir souhaiter le contraire. Il le laissa pourtant ainsi étendu et se dirigea sur le promontoire ou ne brûlait plus qu'une torche, qui avait miraculeusement résisté aux déchaînements de l'Azur. Son bâton résonnait sur la roche. Il atteignit le carré des Cóngs qui étaient couchés, sortis de leurs traces. Le chaman poussa un soupir en repensant à la rage qu'il avait lu dans les yeux de Naïta lorsqu'il l'y avait enfermée. Son cœur se serra malgré lui en songeant à la haine et toute l'incompréhension qu'il avait dû lui inspirer à ce moment là. Il se pencha pour ramasser l'un des blocs de jade ciselé lorsqu'une lueur attira son œil. Dans l'ombre d'une des pierres de prières brillait quelque chose d'un reflet rougeâtre. Son sang se figea et le cœur au bord des lèvres il se précipita sur l'objet. Sa main le saisi et il n'eut nul besoin de le porter à la lumière de la torche pour savoir de quoi il s’agissait. Dans la pénombre il avait reconnu le pendentif de Cinabre de Naïta.

    Le vieil homme s'agenouilla sur la pointe du Destin tenant le précieux bijou des Anciens dans ses mains jointes. Il posa son regard vers l'aube timide qui rosissait à peine la ligne des dents de l'Azur à l'horizon. Une larme discrète coula le long de la joue émaciée du maître des prières et dans un chuchotement, presque un secret il laissa échapper de ses lèvres.

    « Pardonnes moi mon enfant... »

     

    à suivre...

    L'héritage de l'Azur : Chapitre XIV

     

     

    La tête colossale de l'Azur s’arrachât alors à l'obscurité. 

     

     


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    Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédictions qui se présente à elle ce jour là?

        

    L'héritage de l'Azur ©

      

    Tout était clair, luminescent et empli d'une douceur juste fraîche. C'était comme un nuage de neige qui tombe de la branche sur le visage dans un éclat de rire. 

     Lentement la lumière entrait dans son esprit. Les paupières closes de Naïta s'entrouvraient sur des parois de glace aux reflets bleutés. C'était comme se retrouver au creux d'une grande vague figée par le froid, dans un espace scintillant et lissé par des milliers d’étoiles. C'était les entrailles de la montagne. Une caverne enchanteresse de roc et et de gel miroitant.

    Et d'eau... De l'eau que l'on entendait couler. Tomber goutte après goutte avec une infinie patience, dans une résonance millénaire.

    Le temps s'écoulait à ce rythme. Lent et apaisant. Suivant les courbes de la roche glacée, chaque seconde semblant une éternité entre chaque ruissellement.

    Une goutte, puis une autre, et un écho clair et limpide pour répondre à sa chute.

    Tout doucement, Naïta se redressa.

    Où était-elle ? D'où venait cette lumière si belle qui emplissait l'espace bleuté ? Sous quelle épaisseur de glace se trouvait-elle ensevelie ?

    Lorsqu'elle posa ses mains sur le sol pour se relever elle laissa échapper un cri de surprise. Debout dans la caverne elle regarda ses paumes. Plus aucune trace de blessure ni de sang ne subsistaient. Aucune douleur non plus.

    La lumière formait un halo de bien être autour de son corps qu'elle n'aurait su comprendre. Elle se sentait bien soudain. Légère et portée par un nouvel élan. Elle était vivante...

    Ou peut-être pas ! Son cœur se serra soudain. Oui. Après tout, sa blessure, la pointe du destin au milieu de la tempête de l'Azur, les cris, les tirs de Pàonà de Toräl et puis plus rien.

    Comment savoir si elle n'était pas morte ? Etait-ce là le passage vers l'autre monde ? Se trouvait-elle à la frontière des Ases ? Qu'y avait-il au delà ?

    L'eau qui semblait tomber de haut dans un bassin, se jouant des réverbérations contre la paroi rocheuse, était invisible. Naïta l’entendait mais ne la voyait pas.

    Ce qu'elle voyait en revanche c'était un immense pan de glace bleutée et veinée de blanc devant elle. La source du son venait de derrière. Curieuse elle s’approchât. Autour d'elle il n'y avait rien d'autre.

    Elle fut surprise de ne ressentir aucune sensation de froid en posant ses mains sur ce mur parfaitement lisse. Elle poussa dessus légèrement sans vraiment croire à son geste. A cet instant la lumière s’intensifia de l'autre côté du rempart de glace. La fillette recula. Rien ne se passait si ce n'est un petit dessin à peine perceptible dans le creux du mur que la lumière venait de révéler en passant au travers.

    Naïta se précipita pour mieux le voir mais sa forme, son détail lui échappaient déjà alors que la lumière disparaissait. Elle colla presque son visage près de la surface et poussa de nouveau sur le mur. Une seconde fois la lumière s'accentua et la fillette pu distinguer la forme cachée, ciselée dans la glace.

    Elle reconnu surprise la figure qui s'y profilait alors qu'un souffle chaud venait empourprer son visage.

    Instinctivement elle recula, portant la main à sa poitrine, tandis que sa paume la brûlait de nouveau et qu'une douleur sourde et froide envahissait son corps.

    Devant elle le mur se mettait à vibrer, trembler sous l'impulsion d'un grondement gigantesque. Naïta tomba à la renverse et la lumière disparut. Ses yeux s'étaient refermés.

     

    Elle ne tarda pas à les rouvrir au son d'un grognement terrifiant qui la poursuivait du cœur de son rêve à la réalité. Une réalité qu'elle n'aurait jamais souhaitée ni même imaginée. Ses yeux bleus, cernés de sang séché tiraillant ses paupières, s'ouvrirent sur ceux tout autant azurés de l'Arcane.

    La gueule monstrueuse à quelques pas de l'enfant, les ailes appuyées au sol sombre d'une caverne en rien semblable à celle de son premier réveil.

    Avant était le rêve, maintenant venait le cauchemar.

    A choisir, elle aurait préféré être morte !

    La bête se rapprocha et Naïta glissa en arrière sur son séant jusqu'à heurter une paroi près de laquelle gisait une vieille carcasse puante de ce qui avait dû être un takin. Ecœurée, la fillette fut prise d'un haut le cœur et se recroquevilla dans le creux de la roche.

    Mais l'Azur restait face à elle, insistant, griffant le sol, approchant son museau au plus près. Alors c’était cela, se dit-elle. Elle allait servir de nourriture ? Elle allait rester cloîtrée dans ce garde manger jusqu’à ce que...

    Non ! C'était impossible. Elle était si minuscule. Et si elle avait dû servir de pitance à cette grosse bête, il l'aurait déjà gobée depuis bien longtemps.

    Au lieu de cela il l'avait amenée ici, dans son nid sans doute, l'avait veillée, réveillée, et maintenant que voulait-il ? Elle l'ignorait mais la manger sûrement pas.

    Naïta porta la main à son cou comme elle l'avait fait quelques minutes avant dans son rêve. Son sang se figea en même temps que son regard sur l'Azur qui la fixait toujours.

    Le médaillon... Elle ne l'avait plus. Elle remua, se secoua, fouilla les étoffes, passa sa main partout sous les couches de vêtements, se leva même et regarda autour d'elle. Rien. Où pouvait-il être ? Elle tentait de rassembler ses souvenirs lorsque la bête gronda de nouveau.

    La fillette leva vers elle un regard empli de désespoir et alors que l'Azur se penchait dangereusement vers elle, Naïta esquiva son approche et tenta de passer sur le côté mais le monstre lui coupa aussitôt la retraite d'un mouvement d'aile.

    Alors elle se mit à crier.

    « Laisse moi ! Laisse moi !! »

    Retournant se réfugier près de la carcasse du takin, elle se mit à pleurer, incapable de contrôler son angoisse. Qu'allait il lui faire ? Qu'allait-il se passer ? Instinctivement elle savait bien ce que désirait l'Arcane. Chaque fois qu'elle l'avait vu, elle était en possession du médaillon et c'était finalement la seule chose qui semblait attirer la bête.

    Maintenant qu'elle ne l'avait plus, qu'il était perdu, qu'allait-il lui arriver ? Sans le bijou de cinabre, elle n’était rien. Rien d'autre qu'une petite fille orgueilleuse qui avait joué avec le destin du Ciel et qui s'y était ouvert la main.

    Les grognements se faisaient plus insistants et l'Azur faisait tanguer sa tête cornue aux écailles de nuit bleutée devant elle, lui barrant la route. Combien de temps allait durer ce supplice ?

    N'ayant plus rien à perdre et alors que sa blessure à la main commençait à s'ouvrir de nouveau, Naïta avisa l'encolure à la carapace toujours couverte du sang du monstre. Elle repensa aux dernières paroles du maître des prières.

    « Ton sang... Ton sang pour le sien. Touches l’Arcane, mêles ta vie à la sienne et tu vivras ! »

    Quel sens donner à ces mots ? Le sang de l'Arcane pouvait-il la guérir ?

    Prise d'un courage désespéré, la fillette s'avança vers l'Azur, tendant sa main meurtrie vers le sang encore luisant qui couvrait son cou. Mais la bête recula et la força à faire de même. Naïta retomba sur le dos dans un cri de douleur. La colère la pris soudain alors qu'elle sentait de nouveau son cœur battre dans sa plaie ouverte.

    « Laisse moi te dis-je ! Cria-t-elle au monstre. « Je n'ai pas ce que tu cherche ! Je ne l'ai plus ! Alors fiches moi la paix, laisse moi partir ou bien mange moi, qu'on en finisse ! »

    L'Azur avait tourné son œil de glace sur elle comme pour mieux l'écouter mais lorsqu'il se remit à gronder, la fillette anéantie s’accroupit doucement comme pour le supplier. Et alors qu'il se redressait en battant des ailes, Naïta aperçu derrière lui le fond de la caverne. A une trentaine de pieds de là, se trouvait une petit cavité sombre assez grande apparemment pour qu'elle puisse s'y faufiler. Ce pouvait même être une sortie qui sait ? Rassemblant ses dernières forces et tandis que l'Arcane donnait de la voix contre le plafond de la caverne, la fillette se précipita sur le côté de la bête. Elle courut aussi vite qu'elle pouvait comme lorsqu'elle dévalait la montagne avec Yâo pour rentrer vers la cité. Elle glissa, roula et se remit sur pieds aussi vite que l'éclair alors que le monstre se retournait vers elle. Galopant à toute vitesse, Naïta sentait avec désespoir à quelle allure l'Azur la rattrapait. Il n'avait qu'un pas à faire quand il il lui en fallait cent ! Les larmes montèrent à ses yeux et alors qu'elle sentait faiblir ses petites jambes elle puisa en hurlant dans ses dernières ressources, poussée par le souffle menaçant du monstre près à se saisir d'elle. Elle plongea littéralement dans la cavité, juste assez grande pour elle et laissa de nouveau échapper un cri de terreur en rencognant ses jambes contre elle avant que l'Azur ne les attrape.

    « Vas-t-en ! » lâcha-t-elle instinctivement.

    Mais il resta longtemps devant l'entrée du goulot, comme le chat traque la souris dans son trou. Les bras de brume échappés de sa gueule, s'étirant à l'entrée de la cachette semblant tenter vainement d'en écarter les parois.

    Naïta hésitante, se mis à ramper de plus en plus loin dans cette bouche de roche humide, jusqu'à ne plus entendre les grondements qui hantaient ses rêves.

     ______________

     

    Sur la pointe du Destin, le maître des prières attendait. Assis en lotus, les Cóngs soigneusement rangés près de lui, il patientait depuis plusieurs jours.

    Depuis que L'Azur avait emporté Naïta dans sa gueule fumante, le vieil homme n'avait pas bougé. Il n'avait trouvé ni la force ni la raison de regagner la cité. Et d'ailleurs personne ne semblait s'être inquiété de son absence. Ce qui était une bonne chose finalement !

    En reprenant entre ses mains le bijou de cinabre, il avait été pris de remords et de doutes indéfinissables.

    Avait-il bien fait ? Avait-il vraiment su lire ? Avait-il réellement compris les paroles cachées des pierres de divination ?

    Cela importait peu désormais. Il était trop tard. Trop tard pour sauver l'enfant. Trop tard pour sauver sa mère. Trop tard pour son père. Trop tard pour eux tous, lui compris.

    Au fond de lui, le maître savait que Naïta vivait toujours. Mais sans le médaillon, quelles étaient ses chances ? Alors mû par ce sentiment qu'il pouvait y faire quelque chose, il s'était assis là, le bijou dans les mains jointes en prière et il avait attendu. De longues heures. Sous le vent, dans la nuit, soumis à la pluie, au froid et depuis ce nouveau matin, aux premiers flocons qui allaient bientôt plonger la cité dans l'hiver glacial. Les réserves étaient faites, on ne manquerait de rien cette année. Mais la cité resterait à jamais marquée par l'absence de la fille du chef des Changü ainsi que par sa terrible malédiction.

    Car Naïta avait beau n'être qu'une enfant, chacun, tout comme le chaman avait pu sentir tomber sur lui comme une pluie glacée, les mots qu'elle avait prononcés. Et ce sort, déjà oublié de tous, pèserait pourtant à jamais sur ceux qui avaient trahis la confiance d'une enfant. Le vieil homme en était convaincu.

    Alors dans un espoir sans doute absurde, il était resté là. Ne voyant rien d’autre à faire qu'attendre. N'importe quoi, un signe, un bruit.

    Il était là immobile, laissant passer un vol d'oiseaux, un petit troupeau de bharals ou encore quelques rongeurs en quête de dernières graines à remiser dans leur terrier pour l'hiver naissant.

    Il était là, imperturbable, figé comme une statue que la neige commençait à couvrir de sa poudre blanche, comme décidée à le faire disparaître au regard du monde.

    Les yeux fermés, le visage baissé dans un demi sommeil, les pensées du chaman tourbillonnaient depuis plusieurs jours. Plongé dans une transe qui le détachait du temps terrestre, affranchi de toute souffrance physique, le vieil homme appelait malgré lui et comme il le pouvait le dieu du Ciel.

    Il avait d'abord voulu ouvrir de nouveau une porte à l'aide des Cóngs mais l'une des pierres de prières avait été fêlée dans la confusion de ce soir maudit.

    Sa résistance et sa patience était sans faille mais il ne pouvait s'empêcher de douter malgré tout.

    Douter de lui même. Douter de ses dons, de ses visions. Il s'en voulait par dessus tout d'avoir perdu cette enfant si précieuse et de l'avoir à la fois trahie et déçue. Cette enfant qu'il aimait comme sa fille sans jamais le lui avoir montré, il la savait encore en vie. Mais dans quel état était-elle ? Que pensait-elle ? Que vivait-elle en ce moment ? Dans quel cauchemar l'avait-il envoyée ? Aurait-elle la force d'y survivre ? Toutes ces questions s’enchaînaient dans sont esprit torturé de remords lorsque le maître des prières entendit un bruit. Non pas un bruit, un souffle, un battement.

    Il ouvrit lentement les yeux sur ses mains posées, toujours nouées autour du médaillon, et il vit les lambeaux de brumes comme des serpentins vivants se mouvoir autour de lui, frôlant ses doigts crispés sur le bijou. Alors sans relever la tête immédiatement il détendit ses membres transis et parvint à ouvrir ses paumes pour dévoiler le cinabre ciselé à l'Azur.

    Un long grondement où ne pointait aucune menace se fit entendre. Le chaman releva la tête vers le dieu. Il voulait lui parler mais les mots refusaient de sortir. Voué trop longtemps au silence et les lèvres soudées par le froid le vieil homme ne vit que par la pensée des fragments d'images, de songes ou de réalité, il n'en savait rien. Mais en plongeant ses yeux dans l'oeil d'azur qui le fixait il fut certain que l'enfant était toujours de ce monde.

    Il tendit le médaillon à l'Arcane qui s'en saisi de sa langue pour l’emporter entre ses crocs comme il l'avait fait avec la fillette. Ce souvenir fit frissonner le vieil homme. Il regarda de nouveau la bête immense et compris soudain une chose. Une chose essentielle. Une vision, bien réelle cette fois. Une certitude qui lui arracha un sourire malgré lui.

    Il se leva alors que l'Azur reculait s'écartant de la pointe rocheuse. Le vieil homme s'appuya sur son bâton et resta silencieux devant le monstre cerné d'écharpes de fumée mouvantes autour de son corps. Il tourna son museau d'écailles orné de long poils d'argent vers le chaman et ouvrit la gueule dans un léger cri que le maître des prières ne lui connaissait pas.

    Un « Merci » sans doute ! Le vieil homme inclina la tête non sans inquiétude pour ce qui attendait Naïta. Lorsqu'il releva les yeux, l'Azur disparaissait dans le ciel gris chargé de neige, happé par la brume opaque, gagnant des sommets où, bien au-dessus des nuages, le soleil billait sûrement.

    Résigné, le chaman ramassa les Cóngs, secoua sa pèlerine et se retourna, avançant son bâton pour descendre du rocher lorsqu'il suspendit son geste. Au pied de la pointe du Destin, à l'orée des sapins déjà couverts d'une épaisse couche de neige poudrée, se tenait Toräl.

     

    à suivre... 

     

    L'héritage de l'Azur : Chapitre XV

     

     

     

     


     

     

      Le Bharal


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  •  Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédictions qui se présente à elle ce jour là?

        

    L'héritage de l'Azur ©

     

    Il faisait un froid glacial dans la caverne. Des petites plaques de givre couvraient l’écharpe que Naïta avait enroulée autour de sa tête et la glace s’était formée devant sa bouche pendant la nuit. La fillette était transie, recroquevillée dans le boyau de roche qui était devenu son nid depuis plusieurs heures, plusieurs jours. Combien elle l’ignorait. L’obscurité permanente, l’absence de lumière lui avait retiré toute notion du temps. Elle n’aurait su dire si il faisait nuit dehors ou si le soleil était déjà levé. La faim tiraillait son ventre. Sa blessure était refermée en un amas de croûte de sang séché, gelé, se craquelant à chaque mouvement de ses doigts et lui infligeant chaque fois presque autant de douleur que la lame qui l’avait méchamment ouverte.

    Elle se sentait pleine de vermine malgré le froid. Ses cheveux, même courts désormais, étaient collés en paquets noueux, mêlant terre, sang et sueur sur son front et ses tempes. La peau de ses joues tiraillait, prête à se fendiller comme une couche d’argile trop sèche, lui rappelant cruellement les larmes qu’elle y avait versée. Ses yeux étaient encore brûlants de rage et de désespoir. Elle revoyait encore le regard du Chaman, approchant, la dague au poing pour lui ouvrir la paume et la faire hurler de douleur. Naïta en serra les dents. Ce souvenir resterait gravé en elle. Cette trahison était marquée pour toujours dans sa chaire et elle se surprenait à songer qu’elle aurait préféré être morte plutôt que de souffrir encore pour mourir malgré tout, mais plus tard, lentement, seule et dépossédée d’elle-même. Ses lèvres gercées s’ouvraient tout juste, sous peine de saigner. Que n’aurait-elle donné pour un peu d’eau et une noix de graisse de laine pour apaiser les brûlures du froid.

    De l’eau. Elle avait tant besoin de boire ! Où qu’elle se trouve dans la montagne, elle était persuadée que l’Azur l’avait emportée très haut. Si elle parvenait à se risquer au dehors, sans doute pouvait-elle espérer trouver un peu de neige pour étancher sa soif. Elle avait déjà recueilli sur sa langue le givre que son souffle avait déposé sur la laine de son vêtement. Mais ce n’était que quelques gouttes. Peu à peu, elle s’éveillait doucement, tentait de maîtriser sa respiration comme elle l’avait appris, tout en se concentrant sur les sons qui provenaient de la caverne. Avait-elle été si loin dans le creux de se boyau de terre et de roche lugubre où elle s’était tortillée comme un lombric pour échapper aux griffes du monstre ? Sans doute, car elle ne percevait pas grand-chose. Hormis un léger clapotis très lointain, elle avait la sensation d’être prise au piège à des lieues sous terre. Déjà enterrée, déjà morte.

    Pourtant, un petit souffle d’air parvenait jusqu’à elle et elle l’inspira. Le monstre n’était pas là. Mais il ne tarderait sans doute pas. Lentement elle se mit à remuer un muscle après l’autre, puis un membre. Une main, une jambe, la nuque, s’obligeant à grelotter pour réchauffer son corps. Alors seulement, elle rampa, pouce par pouce vers la sortie de son misérable terrier. La progression était une souffrance. En se traînant de la sorte, il lui semblait qu’elle laissait à chaque avancée un morceau de son corps, se décomposant, s’abandonnant dans les ténèbres. Toutes les parcelles de sa peau paraissaient piquées au fer rouge à chaque mouvement.

    Elle aurait voulu s’arrêter, rester là, s’endormir et oublier jusqu’à l’origine du mal qui la rongeait et qui l’avait amenée ici. Le médaillon de cinabre l’avait quittée. Il était perdu et sans lui elle se mourait. Aucune pierre de prière n’était là pour l’aider à se soigner. Elle était seule dans l’antre de l’Azur, blessée, transie de froid et presque morte de faim.

    Faim ! Oui, elle avait faim et soif. Et bon sang, s’il lui restait assez de force pour s'extraire de son trou de souris dur et glacé, elle devait passer outre la douleur de ses membres souffrants. Elle n’avait pas survécu à tout ce qui s’était abattu sur elle pour trépasser aussi misérablement ! Elle se remit à ramper en gémissant, sentant le filet d’air devenir plus vif. Après s’être encore traînée un temps qui lui parut infini, elle entrevit la sortie du boyau et s’agrippa aux parois pour se glisser sur le sol de la caverne.

    Elle y entra comme dans un nouveau monde, une seconde naissance, extirpée du ventre de la Terre, les yeux à peine ouverts et tremblante comme un nourrisson qui vient de voir le jour. Pour un peu elle en aurait crié son soulagement. Combien de temps avait-elle passé dans ce trou ? Les geôles du temple étaient un regret au regard de ce qu’elle quittait enfin. Cependant il ne fallait pas être trop regardante. Peut-être n’aurait-elle d’autre choix que de s’y engouffrer de nouveau si la bête revenait à l’improviste ! Et d’ailleurs, il ne fallait pas perdre de temps.

    Naïta roula sur le côté et se redressa à quatre pattes. Elle se sentait incapable de se mettre debout. La simple idée de tendre ses jambes était une véritable torture. Il fallait bien se lever. Il fallait marcher, sortir, s’enfuir. Elle s’appuya sur ses mains et se redressa en douceur tout en expirant. Chaque muscle était tendu comme une corde d’arbalète prête à tirer. Comme un enfant fait ses premiers pas, Naïta chancela plusieurs fois avant de parvenir à se tenir debout et à avancer de quelques pas mesurés.

    Tout était silencieux. Elle découvrait l’antre de la bête avec stupeur, n’ayant, pour ainsi dire, pas vraiment eu le temps de s’attarder sur cet endroit, avant de s’engouffrer dans sa cachette de fortune. Le lieu n’avait rien d’un nid conventionnel. Rien du confort douillet qu’on peut attendre des plumes d’un nid d’oiseaux ou d’un terrier rempli de mousse et de feuilles. Il ne comportait qu’une énorme pierre creuse qui aurait pu facilement contenir trois ou quatre grands gaillards les uns contre les autres, couchés comme ils étaient dans le ventre de leur mère avant de voir le jour. Les profondes entailles dans la roche grise laissaient penser que l’Azur l’avait façonné de ses propres griffes. L’imposant morceau reposait sur un tas pyramidal de pierres presque toutes de la même taille, arrondies, noires et fumantes.

    Elles ressemblaient à celles que l’on trouvait en grande quantité près des montagnes qui crachaient des rivières de feu. Les méandres incandescents finissaient par calmer leurs ardeurs et par refroidir et durcir pour donner des pierres de feu extrêmement solides et capables de conserver et restituer la chaleur.

    Le maître disait que des créatures semblables à l’Arcane mais mille fois plus gigantesques vivaient dans les profondeurs de la Terre. Déplaçant les montagnes ou les faisant surgir sous leurs crêtes, faisant trembler les sommets à chacun de leur mouvement. Et parfois, n’en pouvant plus d’être prisonniers des gouffres sous la surface, ils crachaient leur feu de colère et leur souffle sulfureux par ces montagnes pour faire entendre leur désespoir. Selon le chaman, même si les humains voyaient ces événements comme de dangereux cataclysmes, cela n’était que de la tristesse et c’est pour cela que l’on nommait ces pierres « Les Larmes de Feu ».

    Mais tout cela était-il vrai ? Quel sens cela pouvait-il bien avoir ? Le maître et ses légendes… Ses belles histoires emplies de merveilles, de symboles et de magie dont elle s'était nourrie. Tout ce temps que Naïta avait passé près de lui à suivre ses enseignements, à boire ses paroles, à appliquer ses conseils à la lettre. Comment pouvait-elle encore croire toutes ces sornettes à présent ? Elle était au fond d’une grotte sombre, jonchée de carcasses puantes, tremblante de froid et de peur, la main gonflée de douleur, couverte de sang séché, évadé d’une plaie béante, ouverte par la lame du seul homme en qui elle avait encore confiance. Tout était allé si vite… Les dernières images de sa conscience tournoyaient en boucle dans sa tête. Y avait-il un moyen de sortir de ce cauchemar ?

    Elle ferma les yeux puis les ouvrit de nouveau comme pour se réveiller d’un mauvais rêve, mais chaque battement de son cœur, chaque résonance du vent dans la caverne, chaque élancement de sa blessure la ramenait inexorablement dans l’effroyable réalité. La réalité d’une peur grandissante bien décidée à être son unique et dernière compagne.

    Il ne résonnait contre la voûte que le grésillement des braises qui couvaient sous le nid des ‘‘Larmes de Feu’’. Une odeur de sang traînait tout autour. Très présente. Des traînées sèches et gelées jonchaient la pierre du sol. Ce devait être celui de l’Azur. Sa blessure ne s’était donc pas refermée ? Peut-être était-il mort… ou parti. Peut-être s’était-il enfui sous d’autres Cieux. Comment savoir ? Le froid gelait tout. Il était difficile de deviner depuis combien de temps ce sang était là.

    En revanche, le quartier de viande fraîche et encore tiède de la proie dont elle avait soigneusement été extirpée et qui trônait sur une grande pierre plate près de la sortie de la caverne, n'était pas là depuis longtemps. Le sang qui la couvrait laissait encore échapper quelques filets de vapeur blanche dans l'air froid qui entrait dans la grotte. Qui d’autre que l’Azur avait pu ramener ce quartier de viande ici ? La bête n’était donc pas si loin. La chair était tranchée avec mille fois plus de finesse et de précision que ne l’aurait fait la meilleure lame aiguisée de l’homme. C’était étrange. Naïta ne pouvait s’empêcher de penser que cette pitance lui était destinée. Elle s'en approcha, la faim au ventre, humant l'odeur du gibier qui, même sanglant lui donna subitement l'eau à la bouche.

    L'eau ! Oui de l'eau. C'était la demande la plus forte que son corps réclamait. Sans plus réfléchir elle se précipita dehors, attirée par l'odeur caractéristique des flocons frais qu'elle sentait déjà depuis sa cachette. Mais une fois à l’extérieur de la grotte, elle fut freinée net dans son élan. Ce qui s’offrait soudain à sa vue, elle ne l’avait pas même envisagé. Elle se trouvait bel et bien dans un nid. La sortie de la caverne était comme celle d’un habitat troglodyte sauf que dans le cas présent, l’oiseau était énorme. Elle se trouvait sur un promontoire suspendu dans le vide. A peine sorti de la montagne, l’Azur devait se jeter dans le creux des nuages pour seulement pouvoir ouvrir ses ailes. La plateforme en demi-lune bordait l’ouverture de la caverne sur toute sa longueur sur une largeur d’à peine quinze pieds. Mais de part et d’autre il n’y avait aucune issue. Aucun moyen de passer vers les sommets, pas même la possibilité d’escalader la roche trop lisse sur les parois de l’entrée. Partout autour c’était le gouffre béant qui empêchait toute échappée. A part s’y jeter, il n’y avait pas d’autres façons de s’enfuir. Quel décor plus grandiose pour disparaître ?!

    Naïta s’agenouilla de désespoir. Dans un profond soupir elle appuya ses mains sur le sol et rampa prudemment jusqu’au rebord pour risquer un regard accablé vers le fond de la vallée qui s’étendait à perte de vue sous des nuages éparses d’où remontait un vent si froid et puissant qu’il lui coupa le souffle. La fillette recula. Elle avait beau être coutumière des gouffres, crevasses et autres précipices, ce qu’elle avait sous les pieds était plus gigantesque que tout ce qu’elle avait pu connaître. Pour la première fois de sa vie, elle ressentait pleinement le vertige face à cette vue époustouflante. Il ne régnait ici que le minéral parsemé d’un peu de glace et rien d’autre. Elle se trouvait bien plus haut que ce qu’elle n’avait jamais connu. Au-delà du profond désarroi que cela lui procura au premier abord, elle ne put pourtant pas s’empêcher d’admirer l’étendue de pics qui l’encerclait d’un côté et s’enfuyaient vers l’horizon de l’autre. C’était magnifique. Les sommets s’habillaient de bleu, de rose et d’orange sur un ciel presque blanc. Le soleil caressait leurs crêtes sans pour autant les réchauffer mais le spectacle était majestueux. D’ici on aurait presque pu toucher le ciel. Naïta était sans conteste sur le dôme de la Terre. Elle réalisait qu’elle se trouvait sûrement au cœur des cimes les plus haute des ‘‘Dents de l’Azur’’.

    Là-bas, très loin sous la brume matinale, devait se trouver la cité. Le cœur de l’enfant se serra. Elle avait beau se retrouver ici, dans un état pitoyable et les avoir tous maudits jusqu’au dernier, elle se surprenait à regretter de ne pas être dans la chaleur du foyer près de sa mère qui lui aurait servi un thé brûlant et des galettes garnies de lait caillé, ou encore de se trouver dans la cour du temple à écouter les enseignements du maître, dans la douceur des premiers rayons matinaux perçants la brume.

    Tout cela était si loin… tout cela était perdu. C’est à la chaleur de ses larmes coulant le long de son visage rougi par le froid, que Naïta pris conscience qu’elle pleurait. Elle pleurait sur tout ce qu’elle ne pourrait jamais retrouver, sur le sort incertain qui était le sien avec une envie irrépressible de hurler, d’appeler à l’aide. Mais sans la conviction d’être entendue, elle ravala sa plainte autant que ses sanglots. Elle se retourna vers un amas de neige près de la paroi de la caverne et s’en alla y plonger ses mains tremblantes pour croquer dans une poignée de poudre glacée, toute fraîche de la dernière nuit. Le froid lui arracha des gémissements de douleur, tant sur sa blessure à la paume qu’aux gerçures qui fendaient ses lèvres, mais elle ne s’arrêta pas pour autant. Lorsqu’elle eut étanché sa soif elle se releva et, non sans un dernier regard vers l’impressionnante vallée, elle retourna dans la caverne.

    Là au moins elle était à l’abri du vent et du froid. D’instinct elle s’avança vers le monticule de pierres noires. De cet amas s’échappait une douce chaleur venue d’on ne sait où mais peu lui importait. L'enfant tendit ses bras vers la source bienfaisante. Plus elle s’approchait, plus l’air semblait se réchauffer. Une fois tout près des pierres qui constituaient la base de ce drôle de mamelon rocheux, Naïta s’aperçut qu’elles étaient presque brûlantes. Elle effleura la surface de l’une d’elle pour le vérifier. Oui ! C’était une chaleur rayonnante qui paraissait venir du cœur même des pierres rondes. C’est alors que la fillette eu une idée. Elle sorti son poignard de sa veste, où bien heureusement pour elle il était resté accroché, puis se dirigea vers le morceau de viande saignante pour en découper une belle tranche. Elle la ramena sur l’une des pierres. Aussitôt, la chair grésilla, suintant le sang frais, cuisant aussi bien et vite que sur les plaques de fonte léchées par les flammes du foyer de sa maison. De la pointe de son arme, elle retourna la tranche, la laissant ruisseler encore un peu de son jus devenu fumant. Alors elle piqua le morceau de sa lame et y mordit à pleine dent, déchiquetant, mastiquant la viande à peine cuite et encore saignante dont le jus coulait au coin de sa bouche et qu’elle essuya d’un revers de manche en oubliant ses lèvres gercées. Elle tenta de se refréner, de manger plus lentement pour palier au jeûne forcé que sa prison minérale lui avait imposé, mais elle n’y parvint pas. En quelques minutes, elle avait englouti sa pitance, toussant et frappant sa poitrine du poing pour l’aider à descendre.

    Doucement les forces lui revenaient. Tout du moins un peu plus d’assurance pour marcher et un peu plus de lucidité dans ses mouvements et sa vision. Elle arracha de son écharpe de lin un petit lambeau qu’elle plongea dans la neige, puis le ramena sur les pierres chaudes. Une fois trempé et brûlant, Naïta le posa sans ménagement au creux de sa main blessée. Le premier contact lui arracha un hurlement qui résonna en écho sur le plafond de la grotte encore longtemps après qu’il se soit éteint dans sa gorge. Ce n'était pourtant rien qu'un linge imbibé d'eau chaude. Tout doucement, en gémissant recroquevillée sur sa main, la fillette nettoyait la plaie de sa croûte de sang séché mêlé de terre et d'éclats de roche sur laquelle elle s'était traînée. A plusieurs reprise elle retourna chercher de la neige pour en imprégner le linge qu'elle replaçait sur les pierres et faisait couler le liquide chaud sur sa blessure. Peu à peu, l'entaille profonde fut mise à jour. Elle n'était pas large, fort heureusement car de toute manière, Naïta n'avait rien avec elle pour lui permettre de recoudre les chairs. Et quand bien même, elle en aurait été incapable.

    Son idée était tout autre. Sans vraiment savoir si cela changerait quelque chose et sans plus réfléchir elle serra les dents et apposa sa paume ouverte sur l'une des pierres pour cautériser la plaie. La douleur insoutenable fut à la hauteur de ce à quoi elle s'attendait. Elle poussa un cri rauque à demi étouffé dans sa mâchoire crispée. C'était comme s'ouvrir la main une seconde fois. Elle devait pourtant s'y tenir encore quelques secondes, alors que s'échappait de ses lèvres le râle guttural d'une bête à l'agonie. De sa main valide et tremblante, elle agrippa le poignet de l'autre comme si celle ci ne voulait plus se décoller de la roche. Les larmes coulaient de nouveau d'elles même sur ses joues mais elle n'y prêtait pas attention. Sa paume n'était pas belle à voir mais au moins elle était nettoyée. En quelque sorte ! Elle arracha de nouveau un bout de linge de sa chemise et l'enroula autour de sa main avant de le nouer, à la force de ses doigts et de ses dents, autour du poignet. A peine soulagée, elle se laissa choir près des pierres chaudes, s'essuyant le visage avec le linge humide et tiède qu'elle avait gardé sur l'épaule.

    Elle resta ainsi prostrée quelques instants ou quelques heures, somnolant malgré elle, de ce trop plein de souffrance à peine évanouie. Lorsqu'un bruit la fit sursauter. Elle ouvrit les yeux et figea son regard vers l'entrée de la caverne. L'Azur revenait ? Plus rien. Peut-être était-ce simplement un aigle ou autre rapace qui passait par là. De nouveau le silence. Naïta se releva. La tête lui tournait et elle avait soudain sommeil. Terriblement sommeil. Elle chercha sans conviction autour d'elle un recoin de la grotte où elle aurait pu se lover mais rien n'était attirant. Tout était dur et froid, et malgré la menace du retour de la bête, elle n'avait aucune envie de se terrer de nouveau dans son goulot de pierre gelée.

    Elle entreprit de faire le tour du monticule pour y trouver quelque brèche ou encore une autre cachette un peu plus confortable. Elle ne trouva rien mais cette pyramide de roches était étrange et elle ne pouvait s'empêcher de se demander ce qu'il y avait en haut. La grande pierre creuse qui en constituait le sommet attisa sa curiosité. Après en avoir fait trois fois le tour, Naïta enroula le linge humide sur sa seconde main et entama l'ascension de ce tertre insolite. Ses souliers de cuir soutenaient la chaleur mais elle dut changer de prise rapidement pour ne pas se brûler les doigts. Plus elle grimpait, plus la chaleur s'atténuait, se faisant douce, diffuse et rayonnante. La fillette retrouvait un peu de son agilité et d'assurance. Le haut de ce tas de pierres était presque à sa portée et curieusement elle se sentait bien en le gravissant. En posant ses mains bandées sur le rebord de la pierre creuse pour se hisser dessus, elle se sentit comme un petit insecte sur le pourtour d'une écuelle. Mais la taille de ce nid n'avait rien de surprenant au regard de ce qui s'y trouvait. Naïta en fut si surprise qu'elle laissa échapper un hoquet d'étonnement et tomba à la renverse dans le creux de la pierre. Elle roula sur ses parois lissées, et atterri sur les fesses en glissade.

    La chute n'avait pas été trop douloureuse mais la pierre était plus profonde qu'elle ne l'avait estimé et, à première vue, il semblait difficile de pouvoir en ressortir. Cette perspective l'aurait moins inquiétée si elle s'était trouvée seule dans ce bol de roche tiède. Seulement ce qui l'avait tant stupéfaite en entraînant sa chute se trouvait devant elle. Il faisait environ deux fois la taille de la fillette, la surface moirée de lignes courbes, ondoyantes, blanches et bleutées comme les lambeaux de brume qui cernaient sans cesse le corps de l'Azur. Rayonnant de chaleur et de vie, comme si Naïta avait pu entendre battre un cœur en son sein.

    C'était un œuf. Un œuf d'Arcane.

     

    à suivre...

    L'héritage de l'Azur : Chapitre XVI

     

     

     

     

     

    Oeuf d'Arcane.

     

     


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  • Lorsqu'un matin dans les montagnes les plus hautes de ce monde, la petite Naïta quitte la légendaire cité des nuages pour rencontrer son avenir à la pointe du Destin, elle voit venir beaucoup plus qu'une enfant comme elle aurait pu espérer. Mais est-ce le cadeau d'une vie, ou la pire des malédictions qui se présente à elle ce jour là?

        

    L'héritage de l'Azur ©

      

    La chaleur s'intensifiait.

    Tout autour, l'ombre prenait une densité nouvelle mais pas inconnue. L'odeur de la roche brûlante envahissait l'air.

    Naïta remua un muscle, puis un autre avant de se réveiller en sursaut. Des pas lourds, monstrueusement lourds résonnaient dans la caverne. Elle s'était endormie. Combien de temps ? Impossible de le savoir. Tout était si sombre.

    L'Azur était de retour. La fillette sentait son corps se mouvoir autour du nid où elle était une proie facile, telle un insecte au fond d'un bol. Elle se plaqua contre le creux sans grand espoir de passer inaperçue, la peur nouant déjà son ventre.

    Elle ne tarda pas à retenir son souffle d'effroi, quand la pupille reptilienne cernée de bleu et d'écailles, darda sur elle un regard perçant au-dessus du rebord de la roche. Elle se recroquevilla comme si elle espérait disparaître, se traînant le plus loin possible de l’œuf. Mais elle se trouvait là, comme un grillon au fond d'une boite, dans l'incapacité de sauter, de grimper, de s'enfuir.

    Elle n'osait plus respirer, lorsqu’elle vit l’œil du monstre se tourner légèrement vers sa progéniture. Tétanisée, la fillette ne bougea pas un cil. Qu'allait-il faire ? Aucun animal sauvage de ce monde ne pouvait supporter que ses petits soient approchés par l'homme, elle le savait. Pourquoi cela serait-il différent pour l'Arcane ? Elle risquait de payer cher le fait de s'être laissée glisser dans ce nid de pierre. Mais au moment où elle pensait être réduite en bouillie, la paupière de l'Azur vint adoucir l'éclat menaçant de son iris et il se retira dans un grognement lent et ronronnant.

    Naïta l'entendit s'éloigner. Peut-être était-il même sorti de la caverne. Elle se releva doucement et tenta une nouvelle fois d'escalader les parois lissées, sans succès. Partout où elle cherchait à s’agripper, elle ne rencontrait pas d’aspérités suffisantes dans la roche pour lui permettre de progresser vers la bordure de sa nouvelle prison.

    Dans un soupir elle se résigna, lorsqu'elle senti la pierre trembler légèrement sous ses pieds. Elle tendit ses bras de part et d'autre pour garder l'équilibre mais la secousse était infime. Lorsqu'une seconde lui fit suite, la fillette se retourna. C'était l’œuf. L’œuf avait bougé !

    Les yeux écarquillés, elle guettait un autre tremblement mais rien ne se produisit. Avait-elle rêvé ? Impossible. Prudemment, elle s’approchât de la coquille veinée. Elle tendit sa main blessée vers la chaleur qui en émanait lorsque l’œuf trembla de nouveau. Naïta recula. Cette fois, aucun doute possible. Quelque chose allait sortir de là. Même si elle s'en doutait elle n'avait pas songé se trouver à proximité lorsque cela se produirait. Et si elle ignorait encore quand cela devait arriver, ce qu'elle venait de voir laissait présager que cela n'allait plus tarder. Il fallait déguerpir au plus vite. Mais comment ?

    Elle comprenait mieux à présent pourquoi l'Arcane ne l'avait pas sortie de ce nid à coup de crocs. Elle y était très bien, pour servir de premier repas à la créature qui sommeillait dans cet œuf prêt à éclore. Elle s'était mise toute seule dans la peau d'un appétissant déjeuné, déjà couverte de l'odeur du sang, attendant patiemment près de son futur cauchemar, le privilège suprême de se faire dévorer.

    Quelle idiote elle faisait ! Elle aurait mieux fais de rester dans son boyau de terre, ou encore de sauter dans le vide depuis la plate-forme rocheuse à la sortie de la caverne. Il lui semblait passer son temps à attendre la mort alors que cette dernière prenait un malin plaisir à jouer avec elle avant de la faire basculer pour de bond du côté des ombres errantes.

    Justement elle semblait bien partie pour attendre de nouveau. A part lui donner de faux espoirs, à quoi servaient ses sursis sur son trépas ? Elle ne pouvait pas en rester là. Elle ne pouvait toujours pas se résigner, puisqu'elle était encore vivante. Elle devait essayer, réessayer, tenter encore et encore de sortir de ce nid maudit, jusqu'à ne plus avoir d'ongles ni de doigts s'il le fallait mais elle devait s'y risquer.

    Elle se tourna vers l’œuf pour le jauger, une idée saugrenue venant soudain la saisir. Si elle parvenait à se hisser dessus, elle arriverait presque à atteindre le bord et pourrait s'enfuir. Cela paraissait fou, mais elle n'avait plus rien à perdre.

    Déterminée, Naïta s’approcha donc de cette grande coquille redevenue immobile et entama son ascension. Le grand œuf ne présentait pas beaucoup plus d'avantages que la paroi rocheuse, mais la fillette parvenait à se maintenir entre les deux pour arriver à se hisser vers la liberté. Elle allait tout doucement mais sûrement. Respirant profondément, se servant aussi bien de ses pieds que de ses mains, elle se félicitait déjà de cette idée brillante qui lui sauvait la vie.

    Elle se figea en entendant un frottement à l’extérieur. Elle tendit l'oreille et perçu le son connu d'un battement d'ailes qui s'éloignait. L'Arcane s'en allait. Le monstre parti était l'occasion ou jamais de tenter une nouvelle échappée. Dans le pire des cas elle trouverai le moyen de se cacher ailleurs. Elle reprit son escalade en douceur, conservant son équilibre fragile alors que la bordure du nid était presque à portée de main. Le cœur de la fillette s'emballa. Elle manqua de glisser et se rattrapa de justesse en reprenant son souffle. De nouveau immobilisée, plus aucune prise ne s'offrait à elle pour achever son ascension.

    Elle y était presque. Poussant sur ses jambes pour se hisser une ultime fois, elle senti soudain l’œuf remuer sous son pied gauche. La vibration fut si forte qu'il pivota légèrement sur lui même, emportant la jambe de Naïta dans sa danse. Dans un élan désespéré, l'enfant serra les mâchoires et poussa de toutes ses forces sur sa jambe pour se projeter sur la paroi du nid. Ses doigts s'agrippèrent à quelques pouces du bord, mais trop loin pour espérer sortir.

    Elle se débattit avec force pour se rattraper, à coups d'ongles, de cris et de pleurs, mais tout son corps glissa vers le fond. En tombant elle buta, tête la première contre la coquille de l’œuf, qui remua de plus belle.

    Naïta se ressaisi et recula d'un bond. Il ne cessait plus de bouger. De plus en plus fort. Elle ne savait si c'était sa tête, en le heurtant qui l'avait fendillé, mais une fissure s'était formée sur son flanc et, tandis qu'il remuait toujours, elle semblait tracer plusieurs chemins à travers les veinures bleues, lézardant sa surface jusqu'à sa pointe. Soudain, deux craquelures se rejoignirent et un pan de la coquille s'ouvrit.

    La fillette sortit son poignard de sa veste. Peu importe ce qui sortirai de cet œuf géant, elle ne se laisserai pas faire.

    L’œuf semblait saigner par cette entaille ouverte sur un intérieur rougeâtre et visqueux. Peu à peu, la créature repoussait les morceaux, luttant de ses membres, de tout son corps pour sortir de son enveloppe d'ivoire bleutée, devenue trop étroite. Naïta recula jusqu’à se heurter à la paroi. Elle savait pertinemment qu'elle n'aurait pas la place de se mouvoir pour se défendre mais elle ne se ferait pas dévorer sans se battre.

    Ce qui ressemblait à une tête aux yeux clos parvint à sortir en émettant un cri strident. Plus les pans de l’œuf s'écartaient, plus la bête trouvait la force de s'en défaire. Gigotant, remuant en tous sens, se traînant sur la roche tiède, couverte de sang poisseux, tendant des fils de retenue entre elle et les morceaux de coquille, se tortillant pour y échapper. Naïta observait le spectacle à demi macabre en se rappelant des naissances de poussins qu'elle avait pu voir à maintes reprises. Celle-ci n'avait rien de commun avec ses souvenirs.

    La fillette était face à un sosie de l'Arcane, à la fois plus petit mais déjà bien assez gros à son goût. Il venait de piétiner le dernier morceau de coquille qui empêtrait sa patte arrière et il se redressa en humant l'air et en poussant de nouveaux cris aigus. Avait-il seulement senti la présence de l'enfant ? Ses yeux étaient encore fermés.

    Lentement, il se recroquevilla en déployant ses ailes fines comme une toile de lin. Puis il se figea comme s'il se concentrait sur ce qu'il sentait autour de lui, sa langue fourchue palpant l'air à maintes reprises. Naïta resta immobile sans grand espoir.

    Si cette créature ressemblait quelque peu à des espèces telles que le serpent par exemple, elle pouvait aisément repérer sa présence par la chaleur que son corps dégageait. Il ne servait donc à rien de lutter.

    De toutes manières il n'était plus temps de se poser la question. Il venait de relever sa tête écailleuse, couverte de sang et ses yeux venaient de s'ouvrir sur un iris tout aussi bleu et tout aussi glacial que celui de l'Arcane.

    Naïta brandit son poignard devant elle. Le petit monstre sembla cerner l'arme tendue vers lui et hésiter une seconde. L'enfant ne baissa pas la garde, prête à en découdre. Le jeune Arcane, détourna un instant la tête. Naïta resserra sa poigne lorsque, en un éclair, la bête se rua sur elle.

    La fillette, voulant reculer, ne pu que glisser sur le sol incurvé, se retrouvant en une seconde sous la gueule du nouveau né, déjà bien pourvu de dents acérées. D'un mouvement vif il saisi la lame, l'arrachant à l'enfant et la faisant virevolter hors du nid. Naïta se releva d'un bond, tentant de la rattraper au vol, mais trop tard. Essayant de nouveau d'escalader la paroi, elle tourna imprudemment le dos à son adversaire qui se rapprocha dangereusement d'elle. Se retournant vers lui, elle voulu en désespoir de cause, le repousser d'un revers de bras. Elle ne réussi qu'à agiter sa main blessée, dont le bandage s'était défait, devant les crocs de l'animal. D'un coup de mâchoire il captura l'étoffe tirant vers lui la main, le bras et la fillette toute entière qui s'écroula sous le poitrail de la bête. Prise de panique, la main de nouveau en sang, Naïta criant de douleur, rampa sous les pattes du jeune Arcane pour se dégager alors que celui-ci se retournait, son bandage pendant entre ses canines.

    A bout de souffle, la fillette allait rendre les armes lorsqu'il fondit sur elle. D'instinct elle tendit ses bras devant elle, fermant les yeux, accusant déjà la douleur que lui infligeraient les redoutables mâchoires.

    En un souffle, elle se retrouva plongée dans une eau d'émeraude, fraîche et profonde. Elle se retourna pour voir autour d'elle. Une étendue aquatique la cernait. Emplie de longues algues noires ondoyantes, dansant au gré des courants. Un océan, un lac ?... Et soudain un monstre sorti de l'horizon infini et effrayant des abysses. Son corps ondule à toute vitesse, il fonce vers elle, mais alors qu'elle prend peur, il la traverse sans même qu'elle sente le moindre effleurement. Tel un énorme poisson volant il s'extirpe de l'eau par bonds impressionnants puis replonge de plus belle dans les fosses marines. Il ressemble à l'Arcane mais son corps est plus long, plus fin. Il semble porter d'innombrables lambeaux de d'algues blanches sur lui, ses nageoires sont comme des ailes transparentes et larges qu'il manie avec puissance pour se mouvoir à la vitesse du vent au-dessus des vagues. Ses écailles, comme celles d'un poisson sont aussi belles et brillantes que le jade vert des Cóngs. Sa queue ressemble à celle des femmes de l'onde dont le Chamàn parlait tant dans ses légendes. Il nage loin et pourtant Naïta ne le perd pas. Elle le suit sans avoir la sensation de bouger. Elle nage près de lui à toute allure, ressentant la même hâte, la même impatience que le monstre lacustre. Il s'arrête net dans sa course, se hisse sur des rochers aux pieds de falaises imposantes dont le flanc est battu par l'écume mais dont le sommet se perd dans des brumes inquiétantes.

    L'Arcane des eaux semble attendre. Son regard se perd vers le ciel absent. Il scrute le brouillard quand son œil s'élargit. Là-haut, les vapeurs s'écartent en volutes sur le passage battant des ailes de l'Azur. Le monstre, dieu du Ciel et maître du domaine des Ases. Il vient se poser près de son semblable au museau d’hippocampe. Ils se jaugent, se respirent, s'observent en rampant sur la roche dans un tournoiement aux allures de danse titanesque. Et pourtant, une douceur suprême, une chaleur surprenante, un amour inattendu se dégage alors de cette rencontre. Leurs têtes se joignent, leurs flancs se caressent, leurs écailles de vert et de bleu de confondent dans un frottement lent et sensuel.

    Toute cette adoration entre en Naïta. La fillette se sent flotter au milieu des créatures, sentant leurs esprits aimants, devinant leurs inquiétudes de ne jamais se revoir, entrant dans le ventre de l'Azur, flottant dans l'air autant que l'eau, le tout bouillonnant autour d'elle. Les cieux s'offrent à ses yeux, voyant la Terre sous elle comme jamais, portée par on ne sait quel courant. Puis soudain une vision dans les montagnes enneigées. La caverne ! Penchée sur la plate-forme, elle s'envole de nouveau vers des contrées inconnues où de sombres montagnes pleurent les « Larmes de Feu ». Ramenées soigneusement dans la caverne et empilées pour construire le nid et y déposer un œuf duquel émane un parfum d'océan perdu. La tristesse et l'espoir envahissent tour à tour le cœur de la fillette, tandis qu'elle reprend son vol vers les sommets.

    Là-haut une porte qu'elle a déjà vue s'ouvre dans la glace, la brume envahit son corps, prend possession d'elle et la pousse vers le fond de la vallée vers une enfant humaine dont la poitrine est parée d'un médaillon de Cinabre.

    Sur la vision de son propre visage perché sur la pointe du Destin, Naïta poussa un hurlement qui l'éveilla comme à une nouvelle vie, alors qu'elle prenait conscience que le rugissement du petit Arcane était mêlé à son cri et que sa main ensanglantée était posée sur le museau de ce dernier couvert lui aussi de son propre sang.

    Alors lui vinrent quelques dernières visions éparses, de sangs mêlés, d'esprits liés l'un à l'autre de manière irrémédiable, d'âmes sœurs, de cœurs frères, de corps inséparables. Puis une phrase, des mots dans un lointain douloureux.

    « Ton sang… Ton sang pour le sien. Touches l’Arcane, mêles ta vie à la sienne et tu vivras mon enfant. »

    ______________

     

    Tout était chaud, délicieusement chaud. Presque trop. C'est cette chaleur inhabituelle qui réveillât Naïta. Elle transpirait à grosses gouttes sous sa peau de mouton. Elle souleva ses paupières lourdes. Combien de temps avait elle dormi ? Encore un temps, une durée qu'elle était incapable de déterminer.

    Elle sentit son corps quelque peu entravé et tentât de se dégager quand elle s'aperçut qu'elle dormait lovée dans les pattes et les ailes du petit Arcane endormi contre d'elle. Ce dernier ronronnait comme un bienheureux. La chaleur était bienfaisante mais la fillette se sentait comme dans un four à pain. Elle retira sa veste et s'aperçut soudain d'un léger clapotis sur le corps endormi du jeune Arcane. Elle leva les yeux vers la voûte dentelée de pierre de la caverne. De là haut, très haut, tombaient des gouttes d'eau. Doucement. L'une après l'autre, avec patience et lenteur. Alors la fillette se coucha sans hésiter sur le flanc de l'Azur et cala sa tête sous le chemin de chute de cette eau miraculeuse. À deux ou trois reprises elle manqua son coup. Prenant une goutte sur la joue ou dans l’œil, puis une fois bien positionnée elle ouvrit grand la bouche, tirant une petite langue sèche et avide, et laissa le reste se faire, se délectant de chaque goutte pure et fraîche dans sa gorge irritée, sur ses lèvres meurtries.

    C'est dans cette position, peu sécurisante mais nécessaire à sa survie, qu'elle fut surprise de voir danser soudain au-dessus d'elle les fumerolles blanchâtres, éternelles compagnes du corps de l'Arcane. Saisie par la peur, elle glissa entre les pattes du petit Azur, ne sachant où se mettre. Déjà la tête monstrueuse s'était penchée sur eux dans un grognement sourd et sa langue fendue furetait autour de la tête du nouveau né. Naïta observait la scène sans broncher, se sentant étrangement hors de danger. Son instinct ne la trompa nullement. Le monstre se retira au bout d'un moment et, alors que la fillette se redressait, un énorme morceau de viande, encore tiède de la proie dont il provenait, tomba entre ses jambes. Elle eu d'abord un haut le cœur puis bien vite, son estomac criant famine la tarauda. Elle se releva et tâta sa veste en s'approchant de l'énorme bout de chair fumante. Son couteau ! Elle n'avait plus son couteau.

    Comment allait elle s'y prendre ? A pleine main, à coups d'ongles ? A pleine dents ? Alors qu'elle se demandait de quelle manière elle allait s'y attaquer, une tête pleine d'écailles bleutées se frotta à son épaule et le long cou du jeune Arcane se faufila contre elle pour aller mordre la pâture chaude. Naïta resta sans bouger un instant, le regardant dévorer son tout premier repas. Puis sans plus hésiter elle s'approcha lentement pour tenter d'en grappiller quelques miettes sans que le petit monstre de s'en offusque mais contre toute attente il se tourna vers elle. La fillette eut un mouvement de recul. Comme dans une meute, il y avait toujours un dominant dont le privilège était de se nourrir avant tous les autres elle se dit qu'elle ferait mieux d'attendre. Mais il s'approchât d'elle avec entre ses crocs un morceau de viande dégoulinant de sang frais qu'il déposa aux pieds de l'enfant. Médusée, elle le suivi du regard. Il la regardait en hochant la tête comme un oiseau curieux, puis il ouvrit sa gueule en poussant un léger cri et se remis à engloutir sa part.

    Naïta ramassa la sienne et mordit à pleine dents dans la chair crue et sanglante.

    Jamais elle ne s'était nourri de la sorte. Sa viande avait toujours été cuite ou séchée et salée, épicée. Mais ici et maintenant elle n'avait pas le choix. Il ne s'agissait plus de vivre mais de survivre et puisque son compagnon de nichée l'avait acceptée et partageait sa pitance avec elle, elle se dit qu'elle n'avait somme toute plus grand chose à craindre. Elle mangea lentement malgré sa faim, essayant de mastiquer autant que possible

     

    Elle savait que la viande crue était lourde pour le ventre et qu'il lui faudrait du temps pour s'y habituer car elle risquait de rester à ce régime puissant pendant longtemps. Le sang chaud et visqueux qu'elle sentait couler dans sa gorge lui donnait déjà envie de dormir pour pallier aux éventuels maux de ventre qu'il lui procurerait. L'idée qu'il faudrait bien sortir de ce trou un jour où l'autre pour pouvoir se soulager lui traversât l'esprit et la fit grimacer. Repue, elle s'essuya la bouche sur sa manche et se laissa tomber au fond du nid pour sombrer dans un profond sommeil sans rêves.

    ______________

     

    Naïta s'éveilla sous le souffle chaud de son compagnon d'écailles. Elle se redressa, la tête embrumée quand la lumière du Soleil lui frappa le regard. Elle couvrit ses yeux de son avant bras, surprise de se retrouver là, dans un coin de la caverne, face à son arche béante, ouverte sur le ciel. Elle était couchée sur une paillasse de branchages et lovée dans une peau de bharal.

    Puis la mémoire lui revint, comme chaque matin depuis des jours et des dizaines de jours. Elle avait enfin réussi à sortir du nid avec son compère. L'azur était revenu avec des proies, des butins de chair encore chaude. Elle avait abandonné sa peur du monstre puisqu'il lui avait enlevé toutes les raisons de le craindre.

    La fillette fascinée, avait toujours une petite montée d'effroi au cœur chaque fois qu'il revenait à la caverne, mais cela passait doucement même si elle restait sur ses gardes. Comme pour côtoyer n'importe quel animal sauvage, elle surveillait ses gestes, allait toujours lentement, adoptait une position soumise et chuchotait presque pour parler. Les jours s'étaient succédé, identiques, les lendemains ressemblant aux veilles et encore et toujours les même rituels du levé du jour jusqu'à la tombée de la nuit.

    Naïta avait réussi à se laver avec la neige qui avait envahi la plateforme. Elle était même parvenue à nettoyer un peu ses peaux de bête et ses sous vêtements en les détrempant de poudreuse fraîchement tombée dans la nuit pour ensuite les faire sécher près des pierres chaudes.

    Un jour, l'Azur lui avait rapporté des branches de sapin dont elle s'était fait un lit plus douillet que la roche en les couvrant d'une peau de bharal qu'elle avait découpée avec son couteau retrouvé hors du nid. Elle avait passé des heures à dépecer l'animal et à tanner la peau à l'aide de sa lame et d'une pierre plate. Elle avait gratté les restes de chair, lavé avec la neige puis nourri le cuir avec un peu de la cervelle de l'animal réduite en bouillie pour graisser et assouplir sa future couverture. Grâce à ce travail improvisé, elle s'était aménagé une couche de fortune en attendant. En attendant quoi elle ne le savait même plus. En attendant mieux ? Autre chose ? Rien ? La vie serait-elle éternellement ainsi ?

    Naïta en était arrivée au point ou la question ne se posait plus. Chaque jour passait, semblable au précédent et chaque geste se répétait à l'infini. Elle ne pensait plus. Elle agissait machinalement. Dormait, se lavait, se nourrissait et dormait de nouveau. Sa blessure s'était refermée en une vilaine croûte épaisse.

    Elle avait toujours, caché au fond de son esprit, le secret espoir de sortir de cette grotte et de parvenir à rejoindre un jour sa cité. Parfois, ce dernier faisait surface comme pour lui rappeler qui elle était, d'où elle venait et pourquoi elle s'était retrouvée là. Pour le moment, elle survivait en essayant de ne pas oublier. La plupart du temps ses pensées étaient pour sa mère et pour Yâo.

    Yâo, si gentil et si froussard. Son ami d'enfance qui devait la croire morte comme tous les autres. Quelle tête feraient-ils le jour où elle passerait de nouveau les portes de la ville des nuages? Naïta repensait au jour où, étant petits ils s'étaient aventurés près de la pointe du Destin. Là, parmi les débris de roche aux alentours, elle avait trouvé une pierre blanche recourbée et lisse qui ressemblait fort à une grande canine. La fillette l'avait fièrement brandi sous le nez de son compagnon en affirmant que c'était une dent de l'Azur. Yâo était resté sceptique en l'examinant. Cela pouvait ressembler à de l'ivoire mais il y avait des traces de terre que Naïta apparentait plutôt à d'anciennes traces de sang. Comme le garçon n'avait pas voulu se laisser convaincre la petite fille lui avait concocté un mensonge bien ficelé quelques jours plus tard en lui disant être allé consulter le Chaman à propos de cette dent. Le vieux sage avait confirmé qu'il s'agissait bien d'une dent de dieu des cieux. Elle y avait accroché un cordon de cuir et en avait fait cadeau à Yâo.

    Naïta souriait en repensant à cette vilaine sournoiserie et à tous les boniments qu'elle avait pu inventer chaque fois qu'elle avait voulu entraîner son ami dans une nouvelle aventure interdite. En y songeant, il était vraiment culotté de sa part de faire passer les veinures d’une pierre pour du sang séché. En revanche, le sang séché qui trônait un peu partout sur le sol de la caverne était bien réel. La fillette ne pouvait s’empêcher d’être inquiète. L’Azur s’absentait de plus en plus souvent, de plus en plus longtemps. Ce sang qu’il laissait derrière lui après chaque passage n’était pas celui des proies rapportées. C’était le sien, tout droit sorti de cette blessure mortelle que lui avait infligé Toräl avec son Pàonà.

    Plusieurs Lunes étaient passées et l’hiver semblait décliner quelque peu, mais ici, au cœur des sommets, le manteau neigeux ne disparaîtrait pas si vite. Ce matin-là, Naïta s’était assise sur la bordure de la plateforme, les jambes pendant dans le vide immense. Sous ses pieds, la brume s’étirait avant de se lever pour un nouveau jour. Près d’elle son compagnon d’écaille s’était couché, scrutant comme elle, l’horizon doré d’un Soleil déjà haut sur la mer de nuages. Tous deux attendaient le retour de l’Azur, le retour de la seule créature capable de les nourrir. Le retour de leur mère.

    Naïta l’avait senti dès qu’elle l’avait touché à sa naissance. Tout lui était apparu comme une évidence. Les paroles du Chaman y avaient trouvé leur sens. Sa peur s’était estompée et elle s’était sentie liée à cette créature du ciel engendrée par un dieu. Il, car cela ne pouvait être qu’un mâle pour elle, la suivait partout, sans cesse. Observant ses moindres mouvements, dormant près d’elle, mangeant avec elle, se roulant dans la neige quand elle s’y lavait, l’aidant à dépecer les bêtes quand elle en prenait les fourrures.

    Il était devenu son frère. Aussi improbable que cela puisse paraître c’était la réalité car il n’était pas seulement question de complicité entre eux ou encore de fraternité pour avoir partagé le même nid. Non. Depuis sa naissance, Naïta ressentait tout ce qu’il ressentait. Elle lisait dans ses pensées et lui dans les siennes. Quand leurs regards se fondaient l’un en l’autre, elle percevait des images comme celles qui s’étaient imposées le jour où elle l’avait touché à sa sortie de l’œuf. Plus le temps passait, plus la fillette sentait ce lien se resserrer. 

    Elle se tourna vers lui et tendit sa main sur sa tête d’écailles bleutées aux reflets verts. Il se redressa dans un grognement de contentement qu’elle avait appris à reconnaître. Soudain une pensée lui vint comme une certitude. Elle n’avait jamais cherché jusqu’ici à le nommer mais à présent, un mot s’imposait en admirant ce mélange miroitant de ciel et de mousse sur son corps. La fillette, qui n’avait pas dit un mot depuis des Lunes, prononça alors le nom de son frère à voix haute dans la clarté de l’air froid, laissant échapper un nuage de vapeur de ses lèvres.

    « Lung ».

     

    à suivre...

      

    L'héritage de l'Azur : Chapitre XVII

     

     

     

     

       Vue de la caverne

     


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